Après 1868 et la très relative libéralisation de l’Empire, c’est par la presse que les républi­cains reprennent l’of­fensive. Entre 1868 et 1869, on observe la naissance de 144 titres nouveaux, avec une tendance nette à la radi­calisation des opinions hostiles au régime. La presse républicaine en bénéficie. La Lanterne (1868), puis La Marseillaise (1869) d’Henri Rochefort et Le Combat (1870) de Félix Pyat font partie de ces journaux, amplement diffu­sés, qui n’hésitent pas à se réclamer des réformes profondes que réclame la société moderne, et parfois veulent faire des indécis « des socialistes malgré eux » (La Marseillaise, 19 décembre 1869).

Journaux de la Commune par Moloch colorisé (Musée Carnavalet - Histoire de Paris)
Journaux de la Commune par Moloch colorisé (Musée Carnavalet - Histoire de Paris)

Bien des futurs acteurs de la Commune ali­mentent ce regain et affûtent leurs plumes, Jules Vallès, Paschal Grousset, Jean-Baptiste Millière, Gustave Flourens, Arthur Arnould, Prosper-Olivier Lissagaray. Parmi eux, l’éton­nant Henri Rochefort. Cet authentique mar­quis, appartenant à une famille ruinée, employé modeste à l’Hôtel de Ville de Paris, devenu journaliste, acquiert d’un coup une jolie notoriété en 1861, auteur à succès et journaliste au Figaro. Mais trop déclassé pour suivre les sages carrières, il devient, comme le dit Vallès méchamment, un égratigneur d’Empire. En 1868, sentant que le vent tourne, il lance la publication d’un journal satirique, La Lanterne, qui connaît un immense succès (80 000 exemplaires pour le premier numéro) et qui impose son maître d’oeuvre, dont on retiendra le sens des bons mots (« Il y a en France 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement »). Le journal est interdit à son 11e numéro, Rochefort s’exile un temps en Belgique, pour revenir en novembre 1869, comme élu d’extrême-gauche au Corps législatif. Il lance alors un nouveau titre, La Marseillaise puis Le Mot d’ordre.

La presse a été au coeur de l’expérience com­munarde. L’interdiction de 6 journaux d’ex­trême gauche (Le Vengeur, Le Cri du peuple, Le Mot d’ordre, Le Père Duchêne, La Caricature et La Bouche de Fer) le 11 mars 1871, est une des raisons qui poussent au soulèvement. Elle a été décidée par le gouverneur militaire de la capitale, le général et sénateur de l’Empire Joseph Vinoy. Il prend par ailleurs prétexte de l’état de siège persistant (les troupes alle­mandes campent encore aux portes de Paris) pour décréter que la publication de tous nou­veaux journaux et écrits périodiques, traitant de matières politiques ou d’économie sociale, est interdite jusqu’à la levée de l’état de siège. Désormais, tout acte venant de l’autorité gouvernementale ou militaire va être interprété comme un moment d’une immense bataille organisée contre le peuple de Paris. L’effet de cette décision, plus politique que militaire, se fait sentir une semaine plus tard.

Les 72 jours de la Commune, malgré la guerre civile (4/5 du temps de vie de la Commune), sont une période d’intense politi­sation populaire. En mars, 190 000 Parisiens votent pour des candidats classés révolution­naires, soit près de 40 % des inscrits. Ajoutons que les effectifs théoriques des hommes enga­gés dans la Garde nationale sont de 170 000. Or les bataillons de cette Garde nationale fédé­rée sont un lieu de discussion permanente. Si on y ajoute les réunions officielles autour de l’activité des mairies d’arrondissement, les réu­nions des divers comités, les discussions d’une multitude de clubs et sociétés populaires, de coopératives, de syndicats, on épaissit le tissu de politisation populaire. À quoi il convient encore d’ajouter les simples relations de voisi­nage et la sociabilité de la rue, lieu par excel­lence de la vie populaire.

Et dans ce foisonnement de politisation spontanée, impromptue ou organisée, il y a le journal, le journal vendu à la criée, le « petit journal » à un sou (5 centimes) ou le « grand journal » (au moins deux sous). Il est acheté, lu et écouté collectivement au cabaret, dans les cours, sur les pas de porte. Les titres réson­nent, jetés par les vendeurs à la criée, et les articles sont repris et commentés dans les clubs et les ateliers.

Les crieurs de journaux - détail (Le Monde Illustré du 30 décembre 1870)
Les crieurs de journaux - détail (Le Monde Illustré du 30 décembre 1870 - source Gallica/Bnf)

Pendant la Commune, 71 titres de journaux apparaissent, soit un par jour en moyenne. En tout, une centaine de titres ont été diffusés, soit près de 1 500 numéros, parfois à des mil­liers d’exemplaires. Certains journaux sont éphémères, réduits parfois à un numéro unique. D’autres subsistent sur la totalité ou la quasi-totalité de la séquence communarde. Comparés à la réalité sociale parisienne (1,8 million d’habitants, 440 000 ouvriers, 485 000 inscrits sur les listes électorales, 230 000 votants pour les partis révolutionnaires), les chiffres (incertains) de diffusion de la presse sont exceptionnels. Les trois titres les plus dif­fusés (Le Cri du Peuple de Vallès, Le Mot d’ordre de Rochefort, Le Père Duchêne de Humbert, Vermersch et Vuillaume) auraient tiré à plus de 150 000 exemplaires à eux seuls.

La diversité de la presse communarde est à l’image de celle de la Commune tout entière. Toutes les sensibilités sont présentes, y com­pris celles qui combattent ouvertement la Commune – on y reviendra un peu plus loin. Il n’est pas si simple de définir l’orientation de chaque journal. Si l’engagement du principal responsable est à peu près connu, il n’en est pas toujours de même des rédacteurs, à un moment où la profession de journaliste reste incertaine et où la distribution partisane est plus qu’imparfaite. Ajoutons que les individus participent souvent à différents journaux, pas nécessairement en fonction d’une affiliation idéologique.

Toutes les sensibilités s’expriment, par les journalistes dont les signatures apparaissent souvent dans plusieurs journaux à la fois. Elles peuvent avoir leur journal attitré, parfois loca­lisé à l’échelle de l’arrondissement ou du quar­tier.

Les blanquistes s’appuient sur La Nouvelle République puis sur L’Affranchi de Paschal Grousset. Les jacobins ont Le Réveil de Delescluze, Le Paris libre de Vésinier ou Le Vengeur de Pyat. Les proudhoniens peuvent compter sur La Commune de Millière et Duchêne et sur Le Cri du peuple, le plus rouge, dynamisé par l’aura de Vallès mais dont la direction de fait est assumée par le proudho­nien Pierre Denis. L’Internationale publie La République des travailleurs et La Révolution politique et sociale, tandis que Vermorel et André Léo développent leur socialisme dans La Sociale.

À quoi il convient d’ajouter les plus diffici­lement classables et pourtant décisifs, comme La Montagne de Gustave Maroteau, un des plus brillants rédacteurs de son époque, ou comme La Caricature de Pilotell. Je placerai ici Le Rappel d’Auguste Vacquerie, proche et admira­teur de Victor Hugo, qui saluait l’engagement des communards mais rêvait de conciliation comme le grand poète. C’est dans Le Rappel que Hugo, déchiré par les horreurs de la Semaine sanglante, qui vit dans le souvenir de la Convention sans se reconnaître pour autant pleinement dans la Commune, écrit ce beau texte, intitulé « Paris et la France », où il déclare :

« Devant l’histoire, la Révolution était un lever de lumière venu à son heure, la Convention est une forme de la nécessité, la Commune est l’autre… »

Les journaux supprimés - Le Monde Illustré du 20 avril 1871, dessin de Lix (Source : gallica.bnf.fr)
Les journaux supprimés - Le Monde Illustré du 20 avril 1871, dessin de Lix (Source : gallica.bnf.fr)

Les responsables de la Commune affirment dès le 20 mars le principe de liberté absolue de la presse. Mais le mouvement communaliste se heurte très vite à l’opposition radicale d’une partie de la presse. La question rebondit après le 2 avril, quand les autorités de Versailles lan­cent l’offensive militaire contre la Commune. Le 3 avril, Lissagaray demande la suppression des journaux hostiles, au nom des impératifs de défense militaire.

« Nous demandons la sus­pension de tous les journaux hostiles à la Commune. Paris est en état de siège. Les Prussiens de Paris ne doivent pas avoir de centre de ralliement, et ceux de Versailles des informa­tions sur nos mouvements militaires ».

Après le déclanchement de l’offensive versaillaise se multiplient, contre les journaux hostiles à la Commune (Le Petit Moniteur, Le Petit Journal, Le Temps…) et même, le 18 mai, contre La Commune, journal communard hostile au Comité de salut public !

Ces interdictions n’ont pas fait l’unanimité au sein de la Commune. De nombreux journa­listes communards protestent contre elles. Millière, plus tard fusillé par les versaillais, condamne l’interdiction du Figaro en rappelant qu’il faut que la liberté n’ait point de limite. Vermorel et Rochefort font de même et Vallès écrit dans L’Insurgé :

« On devrait permettre aux mouches d’imprimerie de courir à leur guise sur le papier, et je voudrais que le Figaro, qui long­temps me laissa libre, le fût aussi ».

Il est vrai que, si beaucoup de journaux sont interdits, certains reparaissent sous un autre titre. Au total, la répression contre la presse fut moins féroce que celle qui suivit la Semaine san­glante. Ajoutons qu’en dehors de Gustave Chaudey (exécuté comme otage et non comme journaliste), il n’y eut pas mort d’homme...

ROGER MARTELLI

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