D’André Gill (1840-1885), ami de Vallès et membre de la Fédération des artistes en 1871, on connaît surtout les caricatures, qui font de lui une figure incontournable de la presse politique de la fin du Second Empire et des débuts de la Troisième République.

Mais il s’essaya aussi à la poésie, ainsi qu’en témoigne ce poème, écrit en décembre 1871 et édité en 1881 dans un recueil, La Muse à Bibi.

Madame, j’ai revu, triste et seul, l’autre jour,

Le grand jardin qui fut notre jardin d’amour.

 

Quel ouragan de haine a soufflé sur les choses !

Morts le soleil, la foi, l’espoir ; mortes les roses,

La terre est rouge au pied des tilleuls dépouillés,

Sous l’herbe grasse encore du sang des fusillés ;

Et la tourmente avec ses plaintes éternelles

Déchaînée, apportant du fond des mers cruelles

Le râle des pontons, fait ce parc plein d’effroi

Plus morose et plus noir qu’un sépulcre de roi.

 

O cher temps envolé !... Quand, la grille fermée,

Nous allions tous les deux dans l’ombre parfumée,

Seuls maîtres des lilas ; le doux silence… Rien

Que ma voix qui fredonne un menuet ancien,

Et votre jeune rire égréné sous les arbres…

Nous allions, épelant sur la blancheur des marbres

Le nom de quelque reine au profil solennel,

Ou choisissant parfois un astre dans le ciel,

Et puis très curieux, ramenant de la nue

Nos yeux, de retrouver l’étoile devenue

Perle dans l’eau parmi les duvets d’argent fin

Que les cygnes secouent sur l’onde du bassin…

Et puis nous revenions par une allée ombreuse

Où les branches chantaient dans la brise amoureuse,

Attendris, très jaseurs, où, quelquefois, rêvant

Muets sous la tiédeur et les baisers du vent.

 

« Qui vive ! » nous criait, sentinelle attentive,

L’homme de garde au seuil. J’allais à lui – « qui vive ! »

J’approchais. On voyait s’abaisser le fusil

Tout chargé d’aubépine et de lilas d’avril ;

Car, en ce floréal, chacun eut la pensée

De parer son fusil comme une fiancée.

Hein ! S’il avait fait feu… — je vous causais des peurs,

C’était fini de moi, foudroyé par les fleurs…

Je déclinais mon nom ; la face de misère

De l’homme s’éclairait d’un sourire ; et, légère

À mon bras, vous disiez, rieuse à belles dents :

« Nous sommes en retard ; les oiseaux dorment dans

Les feuilles, au clair de la lune. »

 

T’en souviens-tu ? C’était du temps de la Commune.

André Gill La Muse à Bibi

André Gill, La Muse à Bibi, C. Marpon et E. Flammarion, 1881, p. 40-41.

Transmis par Jean-Pierre Theurier

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