Le 18 mars 1907, L’Humanité publie, en première page, un long article éditorial de Jean Jaurès consacré à la Commune de Paris. Ce beau texte, sobrement intitulé « Hier et demain », condense la complexité du regard porté alors sur la Commune par le socialisme réunifié et en expansion.
Jaurès ne mâche pas ses mots, balançant entre admiration et prise de distance. Il assume « le souvenir fidèle et ému de la révolution de mars 1871 », « l’effort héroïque » qui « a entretenu dans la classe ouvrière française cette tradition d’audace et d’espoir qui en fait la dignité et la force ». Mais il est tout aussi déterminé dans la conviction que « même si elle avait été victorieuse, la Commune de Paris n’aurait pu transformer en son fond la société ». Pourquoi cette distance ? Parce qu’une « révolution sociale, une révolution de propriété ne s’improvise pas par un coup de main sur le pouvoir ». L’appréciation du bilan est ainsi ouvertement duale :
« La victoire de la Commune aurait peut-être avancé de dix ans l’évolution de la III e République ; elle n’aurait pas fait surgir du sol la République ».
En 1908, L’Histoire socialiste que patronne Jaurès sort un volume consacré à la Commune. Significativement, ce n’est pas lui qui le rédige, mais le journaliste Louis Dubreuilh, qui est par ailleurs le secrétaire général de la SFIO, de 1905 à 1918. Quand Jaurès salue la Commune, en 1907, sa conception de la transformation sociale (« l’évolution révolutionnaire ») est à peu près stabilisée. Le prolétariat, explique-t-il, dispose désormais « de deux forces qu’il n’avait point alors, le suffrage universel et la grève générale ». Sur cette base, par un patient travail de lutte sociale et d’éducation populaire, le prolétariat fera la preuve de sa force tranquille et, une fois le radicalisme républicain essoufflé,
« c’est le socialisme ouvrier qui deviendra le centre d’action de toute la démocratie ».
Pour des socialistes de ce début de XXe siècle, la Commune c’est, donc tout à la fois, une réserve de symbole et de rêve et une impasse, dès l’instant où elle fonctionnerait comme un modèle. La République une fois installée, pense la majorité socialiste d’alors, il suffit de la parachever, par cette « méthode révolutionnaire des temps nouveaux » qui consiste à « combiner la conquête du suffrage universel et l’action croissante de la force syndicale tendant à la grève générale ».
Tel est le regard de Jaurès, celui d’un homme exceptionnel et, au-delà, celui d’une époque. Sans doute retiendra-ton, comme lui, que la Commune ne se copie pas, que l’esprit de révolution doit être celui d’une période, renouvelé donc sans être jamais répété. Mais le regard contemporain se nourrit, à son tour, de l’expérience du XXe siècle tout entier. La République s’étiole, mais ne produit pas nécessairement le désir de son bouleversement radical. Ni les révolutions par en haut ni le gradualisme n’ont changé radicalement la société. Dès lors, il est possible de voir, dans l’expérience du Paris révolutionnaire de 1871, et cela sans simplifier à outrance ce qui fut avant tout diversités des intuitions très en avance sur leur temps. La démocratie par en bas, l’imbrication nécessaire de l’économique, du social, du politique voire du culturel, la dignité nécessaire du travail comme base de la créativité… Autant de choses que les communards ne firent sans doute qu’entrevoir, dont rien ne dit qu’ils les auraient maîtrisées jusqu’au bout, mais qu’ils eurent l’audace populaire d’affirmer.
Au fond, de même que Jaurès pouvait être fidèle à l’esprit de la Commune sans l’imiter platement, de même pouvons-nous, aujourd’hui, être fidèles à Jaurès sans nous contenter de le répéter mot à mot.
ROGER MARTELLI