Il y a chez nous un meuble en bois précieux, d'une facture extrêmement raffinée, qui ferait saliver plus d'un antiquaire, malgré les cicatrices que lui ont laissées plusieurs déménagements et trois générations d'enfants nombreux et turbulents. En terme d'ébénisterie ce meuble réalisé vers 1880 par un maître artisan du faubourg Saint-Antoine se nomme un « chiffonnier ». Mais, dans la famille, on l'a toujours appelé le « Meuble du Forçat ».
J'ai entendu plus d'une fois ma grand-mère maternelle, puis ma mère, raconter son histoire et, à la fin du récit, elles avaient inévitablement les larmes aux yeux. Il m'a fallu atteindre l'âge adulte, et parfaire mes connaissances sur la Commune, pour comprendre et partager leur émotion. Car c'est effectivement une belle histoire : celle d'un jeune médecin de la marine, promis à une très brillante carrière puisque, à moins de 40 ans, il arborait déjà sur sa manche les quatre galons de médecin principal. Natif de Toulon et amoureux de la mer, il rêvait de naviguer et ne craignait pas les expéditions en terres lointaines. Aussi accepta-t-il volontiers, en 1878, d'être affecté en Nouvelle Calédonie, comme médecin du bagne de l'Ile de Nou.
(...). Ce médecin, qui était un homme compatissant, doublé d'un humaniste, fut absolument horrifié par les traitements infligés aux bagnards, et profondément scandalisé de voir livrés à la violence d'assassins récidivistes et de brutes irrécupérables des hommes dont le seul crime était d'avoir participé à la Commune. Il sympathisa avec plusieurs d'entre eux, dont Louis Lucipia, et les soigna de son mieux, avec les moyens du bord. Il s'indigna - en vain - de la nourriture infecte que l'on servait à ses patients et explosa littéralement quand il s'aperçut que les « riz-pain-sel » locaux détournaient impudemment à leur profit une partie des fonds destinés à cet usage ... Il prit donc la plume et rédigea un rapport circonstancié dans lequel il accusait en toutes lettres l'Administration maritime de passer des marchés « véreux » ...
Ce n'était pas des choses à dire, et encore moins à écrire. On estima en hauts-lieux que ce médecin, que l'on savait libre-penseur, avait décidément le sang trop rouge et le cœur trop à gauche. Si brillant fut-il, il n'avait pas sa place dans la « Royale » et on brisa net sa carrière en l'affectant définitivement à Toulon et en le cantonnant pendant 15 ans dans le même grade.
Mais le médecin, qui n'était pas carriériste, garda la tête haute et ne regretta jamais d'avoir proclamé la vérité. Il quitta la Nouvelle Calédonie riche ( ... ) des regrets sincères qu'il laissait derrière lui, matérialisés par un magnifique «chiffonnier», cadeau-surprise offert, au nom de tous ses camarades Communards, par un talentueux ébéniste du faubourg Saint-Antoine.
De retour à Toulon, convaincu qu'on le laisserait végéter jusqu'à sa retraite à l'hôpital Sainte-Anne, il profita de sa disgrâce pour perfectionner ses connaissances en chirurgie. ( .. .).
L'histoire pourrait s'arrêter là, mais elle a une suite.
En 1893, la flotte russe vint faire escale à Toulon et la ville de Paris délégua pour la circonstance quelques conseillers municipaux, au nombre desquels se trouvait Lucipia. Parmi la foule des officiers, ce dernier eut la surprise de reconnaître le médecin qui l'avait soigné à l'Ile de Nou. Passées les premières congratulations, Lucipia regarda la manche d'uniforme et poussa une exclamation incrédule :
Quoi ? Toujours quatre galons ?
Oui, répondit le médecin, et c'est un peu à cause de vous !
Il lui raconta l'histoire du rapport. Lucipia, de retour à Paris, s'empressa d'en informer Henri Rochefort, qui fit rapidement paraître dans « L'Intransigeant » quelques lignes vengeresses, et au tableau d'avancement suivant, le médecin était gratifié d'un tardif cinquième galon.
Il en fut très reconnaissant à Lucipia et à Rochefort, mais pas du tout à la Marine, qu'il quitta peu après pour ouvrir sa propre clinique. Il devint par la suite un chirurgien réputé, encore connu dans le monde médical pour avoir tenté avec succès, le 1er janvier 1900, la première suture du cœur. Ce médecin s'appelait Jules Fontan. C'était mon arrière grand-père.
Je me sens très honorée d'avoir pour bisaïeul un pionnier de la chirurgie cardiaque. Mais je suis encore plus fière d'être l'arrière-petite-fille de l'homme à qui les déportés de la Commune offrirent, en témoignage de gratitude, le « Meuble du Forçat ».
Élisabeth Banon