UNE HISTOIRE DE PILES ET D’ÉTINCELLES
Créée le 22 avril 1871, la Délégation scientifique de la Commune de Paris, dirigée par François Parisel, se donna pour objectif de développer les moyens que la science pouvait mettre au service de la guerre. Elle tenta de créer des armes dévastatrices en mobilisant chimistes, aérostatiers, artilleurs et mécaniciens. À la mi-mai, elle annonça la création d’une équipe de fuséens, pour le maniement des fusées de guerre, et une autre d’électriciens pour les feux électriques. Nous nous proposons d’explorer l’histoire de cette dernière.
C’est par un avis publié au Journal officiel du 17 mai 1871 que l’on connaît la volonté de la Délégation scientifique de créer des équipes d’électriciens :
« La délégation scientifique, 78 rue de Varennes, forme des équipes d’électriciens chargés du service des feux électriques. La préférence sera donnée à ceux qui connaîtront déjà le maniement des feux électriques ou ayant servi chez des physiciens.
Chaque équipe sera composée de dix hommes, cadre compris.
Le citoyen Lagrange, chargé de cette formation, prendra le commandement des équipes.
Paris, le 16 mai 1871.
Le membre de la Commune,
chef de la délégation scientifique,
PARISEL. »
Cette publication suivit de peu celle concernant les fuséens et mieux connue en raison de son appel aux volontaires placardé sur les murs de Paris le 18 mai. Pour les équipes d’électriciens, leur domaine d’intervention semble limité aux « feux électriques ». Afin de définir au mieux ce que recouvre ce terme, il est nécessaire de le contextualiser dans l’environnement technologique des années 1870-71.
ÉLECTRICITÉ ET ÉLECTRICIENS EN 1871
Au printemps 1871, l’électricité n’était pas d’un usage courant dans la population, mais ses applications étaient bien identifiées : la galvanoplastie dans l’orfèvrerie, l’électro-thérapie et surtout la télégraphie. Depuis le siège de Paris, deux autres utilisations étaient devenues familières aux Parisiens : les projecteurs de lumière placés sur les
fortifications et l’existence de mines terrestres, appelées « torpilles » ou « fougasses », commandées électriquement. Ce sont ces dernières qui, au moment de la Semaine sanglante, ont alimenté le mythe d’un Paris quadrillé de mines via les égouts et qu’un démiurge installé dans l’Hôtel de Ville aurait pu faire sauter à volonté en appuyant sur les touches d’un clavier télégraphique.
Le titre d’électricien était réservé, jusque dans les années 1850, aux physiciens et aux savants. Puis il s’étendit à certains ingénieurs, notamment télégraphistes, aux constructeurs de matériel et, à partir des années 1860, aux manipulateurs ou utilisateurs d’appareils électriques : on parle alors de doreur-électricien ou d’électricienne pour une femme utilisant du matériel d’électro-thérapie. À la différence des mécaniciens, chaudronniers ou charpentiers, les électriciens ne constituaient pas un corps de métier clairement identifié.
LES FEUX ÉLECTRIQUES
Jusqu’en 1879, date de l’invention de la lampe à incandescence, le seul éclairage électrique existant était la lampe à arc. Elle était constituée de deux pointes de charbon au bout desquelles on faisait jaillir un arc électrique, qu’on appelait « l’étincelle » (fig. 1). Alimentée par des piles, elle fut utilisée comme projecteur sur les fortifications pendant le Siège de Paris.
L’invention récente des génératrices électriques tournantes, entraînées par un moteur à vapeur, permit l’alimentation de lampes à arc plus puissantes. On construisit, alors, au début du Siège, derrière le Moulin de la Galette, un projecteur pouvant éclairer la banlieue du Mont-Valérien au fort de la Briche, près de Saint-Denis ; il prit le nom de « phare de Montmartre » (fig. 2).
Ce sont toutes ces installations d’éclairage qu’on appelait « feux électriques ». On comprend mieux le rôle dévolu aux équipes d’électriciens dans l’avis publié par la Délégation scientifique et les prérequis demandés aux postulants.
ÉLECTRICITÉ ET DÉLÉGATION SCIENTIFIQUE
Durant le Siège, les électriciens chargés des feux étaient surtout des professeurs de physique ou des élèves ingénieurs ; beaucoup d’entre eux avaient fait défection au moment de la Commune. Quant au phare de Montmartre, les fédérés ne l’investirent qu’à la mi-avril et, avant de s’en aller, les derniers occupants le mirent en panne. Début mai, on nomma un professeur de physique, Charles Fabre de Lagrange, directeur du phare de Montmartre. Celui-ci tenta de le réparer. Il était sur le point de réussir le soir du 22 mai, veille de l’attaque du site par les versaillais. C’est Lagrange qui aurait eu pour mission de diriger et de former les électriciens. Les défis techniques et humains étaient complexes mais ne demandaient pas d’innovations particulières. Ces prérogatives auraient dû dépendre d’un commandement militaire et semblaient bien éloignées des ambitions que s’était assignées la Délégation scientifique.
Celle-ci ne produisit, en effet, aucune des espérances annoncées, malgré l’optimisme de son chef et de ceux qui l’ont cru. Parmi les armes incendiaires fantasmagoriques que la délégation tenta d’inventer, la commande à distance des engins par l’électricité pouvait y trouver sa place : elle fut une composante des rêves verniens (d’après Jules Verne.) de Parisel. Même si la formation des électriciens se limitait au fonctionnement des feux électriques, on peut penser qu’il était intéressé par du personnel formé au maniement des piles et des étincelles pour ses propres projets. En attendant, la principale préoccupation des électriciens était de produire de la lumière, et de gérer le zinc et l’acide des piles. Il faut noter également que la technique de production de l’étincelle pour les mines (utilisation d’une bobine haute tension, dite « de Ruhmkorff ») était très différente de celle utilisée pour faire de l’éclairage.
UNE PILE, UNE ÉTINCELLE ET… DOMBROWSKI
En dehors des feux électriques, il y avait de nombreux électriciens au Télégraphe mais le service était sinistré. Il faut saluer le courage des télégraphistes employés au front qui, d’Asnières au fort d’Issy, continuèrent de tirer des lignes sous les bombardements versaillais. Malheureusement, l’intendance ne suivait pas et l’incompétence des télégraphistes formés à la hâte était flagrante. De plus, lorsqu’un problème électrique se présentait, on se tournait toujours vers le Télégraphe. C’est ainsi que Dombrowski, qui avait réussi à faire remettre en état une mine électrique, s’aperçut que la pile était défectueuse et envoya le télégramme suivant le 26 avril, par l’intermédiaire de Fournier, chef du poste télégraphique d’Asnières :
« Ordre est donné au Télégraphe de se procurer une pile assez forte pour pouvoir donner l’étincelle nécessaire : cette étincelle doit faire sauter un pont au moyen d’une mine dans la première arche de ce pont miné. »
On ignore si le message fut traité et l’on peut douter que Dombrowski ait obtenu sa pile et son étincelle. Vers la fin des combats, le dernier message envoyé par Fournier est édifiant :
« Il est évident que dans ces conditions, l’électricité n’est plus qu’une cause de retard et un danger, au lieu d’être un agent rapide. »
On ne peut mieux résumer la situation.
DES PÉTROLEUSES ÉLECTRIQUES ?
Les équipes d’électriciens ne furent jamais formées et l’on sait, par le témoignage de l’ingénieur Belgrand, qu’il n’y a jamais eu de mines dans les égouts ni de fils tirés en dehors des liaisons télégraphiques. En 1872, dans la presse, on trouva néanmoins ce commentaire à propos de l’avis du 17 mai 1871 :
« Les électriciens devaient être chargés de faire partir l’étincelle électrique communiquant à des foyers de mines disséminés dans les égouts de Paris […] ».
Le journaliste ignorait-il déjà ce que signifiait le terme « feux électriques » ? Certainement que pour lui, comme pour d’autres, le tournevis des électriciens s’occupant des éclairages était l’équivalent du pot à lait des pétroleuses.
SYLVAIN NEVEU
Sources principales :
Journal Officiel des 23 avril et 17 mai 1871.
H. de Sarrepont, Histoire de la défense de Paris en 1870-1871, Librairie Dumaine, 1872.
Ernest Saint-Edme, La science pendant le Siège de Paris, Librairie Dentu, 1871.
D. Bayle, L’électricité appliquée à l’art de la guerre, Librairie E. Monnoyer, 1871.
Benoît Laurent, La Commune de 1871. Les Postes, les Ballons, le Télégraphe, Librairie L. Dorbon, 1934.
Éric Fournier, Paris en ruines, Imago, 2008.
Éric Fournier, « Louis Parisel : un acteur oublié au centre de la culture de guerre communarde », dans La Commune de 1871. Une relecture, Créaphis éditions, 2019, p. 335-345.
Assemblée Nationale Enquête parlementaire sur le 18 mars, 1871
Louis Figuier et Dumoncel divers articles de presse
Paris-journal, 19 mai 1872