La frilosité de la gauche au sujet de la politique culturelle de l’État pose quelquefois problème dans le milieu artistique. Des goûts et des couleurs, on n’ose plus guère discuter depuis la fin des années 80. Près de quarante ans après la mise en place des FRAC (Fonds Régionaux d’Art Contemporain), chargés de « dynamiser » la politique culturelle, c’est la désillusion et la nécessité de trouver de nouveaux modes d’action.
Pour avoir tenté, à l’époque de leur mise en place, d’être candidate, comme la loi m’y autorisait, à un poste de conseillère à la direction culturelle de ma région, je sais à quel point la bureaucratie en place au niveau national empêchait le libre jeu de la démocratie. Quelques voix s’élèvent encore pour regretter les achats très chers à l’étranger, tandis que les FRAC ignorent les artistes régionaux quand ils ne se plient pas à leur mode. Le manque de transparence sur le montant des achats est systématique. Bref, la structure d’État fonctionne sur des évitements très complexes, qui permettent son impunité, et sur des spéculations malsaines pour l’art, en accord avec les marchands internationaux.
Courbet ignorait cet avenir de financiarisation extrême, mais il avait une position bien arrêtée. Pour lui, l’État usurpe (c’est le mot qu’il emploie) sur le goût du public quand il s’occupe d’art et la Fédération des artistes, on le sait, mettra à son programme, le 13 avril 1871 « la libre expansion de l’art dégagé de toute tutelle gouvernementale ».
Comme dans les histoires de village gaulois qui résiste, un magazine numérique gratuit, celui du Schtroumpf Émergent tient bon la rampe depuis près de dix ans. Au sommaire de la chronique de Nicole Esterolle, dans le numéro 76, on peut lire la lettre d’un administrateur de FRAC en rébellion, mais aussi, plus étonnant encore, une lettre de Gustave Courbet in extenso.
Dans ce numéro, Nicole Esterolle pourfend, comme à son habitude « l’appareil pédago-administratif d’État » et « la subversion formatée… inhérente à l’art dit contemporain ». En cette période où les logiques, pratiques, habitudes et système de diffusion et de reconnaissance de l’art ne fonctionnent plus, où les galeries ferment les unes après les autres, où les critères esthétiques sont détruits par l’intellectualisation et la financiarisation galopantes de l’art de ces dernières années, il faut en effet tout repenser, reprendre à zéro, renouveler les pratiques et comportements marchands, oublier les modèles convenus, revenir aux fondamentaux, retrouver tous les artistes et réhabiliter leur public naturel.
Dans la lettre-manifeste de Gustave Courbet, écrite au début des années 1860, on découvre la sincérité et la cohérence de la position du peintre, ici sur l’enseignement, où l’on ne l’attendait certes pas, la beauté de son écriture et l’aisance avec laquelle il exprime son refus de se compromettre. Celui que les caricaturistes représentaient comme un épouvantail narcissique a su refuser les honneurs napoléoniens pour garder son autonomie et son art « vivant » comme il le définissait lui-même.
Il acceptera de participer à un atelier au 83, rue Notre-Dame-des-Champs pour une quarantaine d’élèves, et y amène des animaux du Jardin des Plantes ou des fermes proches, comme modèles posant sur une estrade. Pas étonnant quand on connaît sa peinture et les nombreuses références au monde animal, que ce soit dans L’enterrement à Ornans, dans L’atelier, ou bien dans d’autres œuvres moins connues.
Le prix à payer pour son indépendance sera la prison, l’exil et la mort après l’épisode particulièrement heureux pour lui de la Commune. Mais il ne sait rien de tout cela au moment où il écrit cette lettre, et l’aurait-il su qu’il n’en aurait probablement pas changé une ligne.
EUGÉNIE DUBREUIL
LETTRE DE COURBET
Messieurs et chers confrères, Vous avez voulu ouvrir un atelier de peinture, où vous puissiez librement continuer votre éducation d’artistes, et vous avez bien voulu m’offrir de la placer sous ma direction.
Avant toute réponse, il faut que je m’explique avec vous sur ce mot « direction ». Je ne puis m’exposer à ce qu’il soit question entre nous de professeur et d’élèves. Je dois vous rappeler ce que j’ai eu récemment l’occasion de dire au congrès d’Anvers. Je n’ai pas, je ne puis pas avoir d’élèves. Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur.
Je ne puis pas enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie l’enseignement de l’art, ou que je prétends, en d’autres termes, que l’art est tout individuel et n’est pour chaque artiste que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition.
J’ajoute que l’art, ou le talent, selon moi, ne saurait être, pour un artiste, que le moyen d’appliquer ses facultés personnelles aux idées et aux choses de l’époque dans laquelle on vit. Spécialement l’art en peinture ne saurait consister que dans la représentation des objets visibles et tangibles pour l’artiste.Aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes, je veux dire que par les artistes qui ont vécu en elle. Je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement dit à peindre le passé ou l’avenir. C’est en ce sens que je nie l’art historique appliqué au passé. L’art historique est par essence contemporain. Chaque époque doit avoir ses artistes qui l’expriment et la traduisent pour l’avenir. Une époque qui n’a pas su s’exprimer par ses propres artistes n’a pas droit à être exprimée par des artistes ultérieurs. Ce serait la falsification de l’Histoire.
L’histoire d’une époque finit avec cette époque même et avec ceux de ses représentants qui l’ont exprimée. Il n’est pas donné aux temps nouveaux d’ajouter quelque chose à l’expression des temps anciens, d’agrandir ou d’embellir le passé. Ce qui a été a été. L’esprit humain a le devoir de travailler toujours à nouveau, toujours dans le présent, en partant des résultats acquis. Il ne faut jamais rien recommencer, mais marcher toujours de synthèse en synthèse, de conclusion en conclusion.
Les vrais artistes sont ceux qui prennent l’époque juste au point où elle a été amenée par les temps antérieurs. Rétrograder, c’est ne rien faire, c’est agir en pure perte, c’est n’avoir ni compris ni mis à profit l’enseignement du passé. Ainsi s’explique que les écoles archaïques de toutes sortes se réduisent toujours aux plus inutiles compilations.
Je tiens aussi que la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue toute physique, qui se compose, pour mots, de tous les objets visibles. Un objet abstrait, non visible, non existant, n’est pas du domaine de la peinture. L’imagination dans l’art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer cette chose même.
Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses. Dès qu’on l’y trouve, il appartient à l’art, ou plutôt à l’artiste qui sait l’y voir. Dès que le beau est réel et visible, il a en lui-même son expression artistique. Mais l’artiste n’a pas le droit d’amplifier cette expression. Il ne peut y toucher qu’en risquant de la dénaturer, et par suite de l’affaiblir. Le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste. Le beau, comme la vérité, est une chose relative au temps où l’on vit et à l’individu apte à le concevoir. L’expression du beau est en raison directe de la puissance de perception acquise par l’artiste.
Voilà le fond de mes idées en art. Avec de pareilles idées, concevoir le projet d’ouvrir une école pour y enseigner des principes de convention, ce serait entrer dans les données incomplètes et banales qui ont jusqu’ici dirigé partout l’art moderne.
Il ne peut y avoir d’écoles, il n’y a que des peintres. Les écoles ne servent qu’à rechercher les procédés analytiques de l’art. Aucune école ne saurait conduire isolément à la synthèse. La peinture ne peut, sans tomber dans l’abstraction, laisser dominer un côté partiel de l’art, soit le dessin, soit la couleur, soit la composition, soit tout autre des moyens si multiples dont l’ensemble seul constitue cet art.
Gustave Courbet