Jusqu’à maintenant n’étaient parus de Louise Michel que quelques paysages dans « Légendes et chants de geste canaques », réalisés en déportation entre le 10 décembre 1873 et le 14 juillet 1880. Avant d’arriver en Nouvelle-Calédonie, elle avait pris la précaution de dessiner la frégate Virginie qui les transportait et sans doute bien d’autres choses encore qui sont probablement perdues. Dans ce dessin la Virginie est un beau voilier trois mâts vu depuis le port, de profil, bien sagement posé sur les flots.
Cette mise en page est loin du lyrisme et probablement des émotions contenues dans les poèmes qu’elle échangea avec Henri Rochefort enfermé pendant le voyage dans une autre partie du bateau :
« Que l’éclair brille sur nos têtes,
Navire, en avant ! En avant !
…Traversons l’abîme béant. »
Les paysages accompagnant les chants de geste parus en 1900 et réédités en 1988 sont très précis avec un souci documentaire renforcé par les légendes : « Nouméa, du côté du cimetière », « La ville de Numbo et l’île Nou », « Un coin de la grande terre en face de la baie de Tendu », « Menhirs volcaniques sous la forêt ouest, en face l’île Nou »…
Dans plusieurs de ces paysages maritimes, elle a dessiné un ou plusieurs bateaux à trois mâts, à deux mâts, sans oublier un voilier indigène. La déportée, numéro d’écrou 2182, rêvait sans doute de retour. Ses écrits accompagnent les dessins « l’horizon se frangeait de noir et des nuages rouges y voguaient sur le noir »… « l’eau des nuages et l’eau de mer se confondent, plus haut que les plus grands arbres dont les blancs font leurs mâts, les voilà comme des montagnes de nuit » (dans « Takata Bohendiou » et « La Légende des cyclones »). On pourrait supposer qu’en exil Louise Michel avait particulièrement le temps de dessiner mais un beau fusain venant de la collection Christian Bernadec prouve qu’elle a eu une pratique régulière en dehors du temps de la déportation. Légendé avec précision « La famille Pouffart : son Altesse le prince Polonais avec les vêtements de l’interne de la Maison de la Santé », il met en scène un personnage cheveux au vent marchant à grands pas, de profil, dans une sombre forêt. Tout comme les paysages illustrant les légendes canaques, ce dessin se rapporte à un texte, une nouvelle inédite, « La famille Pouffart » dont le manuscrit se trouve avec bien d’autres d’ailleurs, non datés, non encore étudiés, à l’Institut d’Histoire Sociale d’Amsterdam. Il s’y trouve aussi sans doute d’autres dessins.
Malgré la différence des sujets et même des intentions de Louise Michel, un style personnel se dégage. Dans les paysages de Nouvelle-Calédonie, le souci de vérité allié au souci d’information l’entraîne à choisir des points de vue élevés donnant des vues plongeantes voire même des sortes de cartes géographiques comme vues à vol d’oiseau (la ville de Numbo depuis les hauteurs de Tendu). Elle aboutit même à une perspective à la chinoise superposant les plans comme dans « Nouméa du côté du cimetière ». Cette liberté de représentation s’accompagne d’une dramatisation due à une utilisation contrastée du noir et du blanc avec un ciel souvent très dense comme celui qu’elle décrit dans ses textes. Dans le paysage des « menhirs » volcaniques, le dessin des pierres naturelles aux formes déchiquetées touche au fantastique, d’autant plus que le ciel nocturne et la lune ajoutent leur part de mystère. En ce sens Louise Michel est bien une romantique qui a dû lire « le dernier des Abencérages » de Chateaubriand et toute l’œuvre de Victor Hugo avec qui elle échangeait du courrier et dont elle connaissait les dessins. On peut voir dans le personnage en marche du prince Polonais un symbole de l’émancipation humaine. Quand Louise Michel s’exprime, elle ne s’embarrasse pas des canons académiques, elle garde intacte son émotion et se donne les moyens plastiques de la communiquer. Un peu plus tard, Gauguin, dans d’autres îles portera cette audace au niveau du manifeste artistique.
On le sait, Louise Michel condamnée aux travaux forcés saura aménager sa peine et n’a pas hésité avec son amie Nathalie Le Mel, relieuse de son métier et grande figure elle aussi de la Commune de Paris, à tenir tête au gouverneur Gauthier de la Richerie. Elle avait réussi à vivre relativement libre dans une case avec de nombreux animaux qui la suivaient lorsqu’elle sortait. Elle y vivait « ensauvagée », l’adjectif est d’elle, adoptée par les Canaques et apprenant leurs langues en même temps qu’elle leur apprenait la sienne. Sa révolte devant la colonisation était telle qu’elle dit « nous » en parlant d’eux et s’adresse à ses compatriotes français en disant « votre pays ». Lorsqu’elle ouvre une école pour les Canaques dans une cabane, l’administration la lui fait fermer. Elle continuera en brousse dans les grottes. Le 10 juillet 1878 quand éclate la révolte canaque, Louise Michel leur enseigne la guérilla et comment isoler les postes en coupant les lignes télégraphiques. L’année d’après, le 16 juin 1880 elle est enfin nommée institutrice à Nouméa. Elle enseigne auprès des déportés puis comme professeur de dessin et de musique dans des écoles de filles. Elle n’y restera pas longtemps puisque le 14 juillet les déportés sont graciés. Dans « Aptitudes des Canaques », elle décrit ce que devait être la technique utilisée dans ses cours :
« Après avoir bien regardé le modèle du tableau (estompé avec le doigt, de manière à ce que le dessin à la craie blanche forme relief sur la planche noire) ils sculptent fort bien une copie assez juste en relief sur une planche de bois aussi facilement qu’ils ont tracé le trait sur une ardoise ».
Il s’agit donc bien de gravure sur bois préparée à la craie ce qui expliquerait certains mystères techniques sur les « dessins » comme par exemple la signature en blanc sur fond noir. Par ailleurs un dessin bien contrasté est facilement transposable en gravure. Gauguin aussi pratiquait cette technique en Polynésie et faisait beaucoup de monotypes. L’examen des œuvres originales devrait apporter des éclaircissements. Institutrice, nouvelliste, femme politique, dessinatrice, Louise Michel avait quelque chose du prince Polonais de son dessin de fusain. Novatrice et rebelle dans l’âme, elle était contre tout enfermement y compris psychiatrique. Ne pouvant la dompter malgré les séjours à répétition en prison, l’administrateur de la Troisième République a tenté de la faire passer pour folle, et comme son personnage elle n’a trouvé que la fuite à Londres de 1890 à1895 pour ne pas être internée. C’est peut-être pour ses élèves de l’école française qu’elle écrivit « La famille Pouffart » et en fit cette illustration bien sentie.
Une étude détaillée du fonds d’Amsterdam permettrait de mettre en lumière cette face inconnue de celle que Verlaine trouvait « très bien ».
Eugénie Dubreuil
Sur le blog de Gallica : Louise Michel, une femme libre au bagne