Dans le dossier consacré à Paschal Grousset aux archives de la préfecture de police de Paris sont conservées quatre lettres dont il n’est ni l’auteur ni le destinataire. Elles ont été adressées par Jules Vallès à Léon David, secrétaire de la rédaction du Radical. Il faut croire que les « mouchards » avaient relâché leur attention puisque le fondateur du Cri du Peuple écrivait à son ami Arthur Arnould, le 5 janvier 1876 :
« Mon adresse ordinaire est : M. Pascal, 38 Berners Street, Oxford Street. Pascal plutôt que Vallès – quoique Vallès arrive ». Pascal était à la fois le nom de famille de sa mère Julie, et également le prénom de Grousset qui rajouta ce « h » par coquetterie pour rappeler ses origines corses du côté maternel.
Un long compagnonnage
Tous deux se connaissaient depuis août 1867, à la faveur d’un voyage en ballon qui n’aurait duré que trois heures. Ils collaboreront un temps à La Marseillaise en 1870, avant que Vallès ne rompe avec son directeur, Henri Rochefort, à qui il reprocha amèrement de n’avoir pas profité de son immense popularité pour déclencher un soulèvement insurrectionnel lors des funérailles de Victor Noir. Ce dernier avait été mandaté par Grousset, afin d’obtenir du prince Napoléon la rétractation d’un article injurieux ou, à défaut, de convenir d’une réparation par les armes. Tandis que Vallès veillait ce « copain » tué d’une balle par le cousin de l’Empereur. Rochefort se repentit « d’avoir eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin. »
Élus au conseil de la Commune, respectivement par les XVe et XVIIIe arrondissements, avec des scores flatteurs (68 et 77 % des suffrages), Vallès et Grousset siégèrent à la commission des affaires extérieures, mais le premier signa le manifeste de la minorité, tandis que le second vota pour le comité de Salut public. Ils s’affrontèrent même lors d’une séance mouvementée, le 17 mai. Bien que Rochefort l’eût perfidement jugé « étranger à toutes les affaires », Grousset, délégué aux relations extérieures, eut pour préoccupation de protéger les ressortissants étrangers, et le Times du 14 juillet 1871 lui témoigna la reconnaissance des Anglais, qui lui « doivent beaucoup, et quelques-uns même la vie. »
C’est à Londres qu’ils se retrouvèrent : Vallès, qui sera condamné à mort par contumace, y avait trouvé refuge à l’automne 1871 ; Grousset s’y installa en juin 1874, après la spectaculaire évasion collective de Nouvelle-Calédonie. Apprenant que la Société des Gens de Lettres, qui avait statué sur les mesures à prendre contre « les personnes frappées d’indignité par la loi pénale et d’incapacité par la loi civile », venait de radier Vallès, tout en le maintenant lui-même, Grousset s’empressa d’adresser une lettre de démission :
Je ne saurais ni ratifier par mon silence l’ostracisme littéraire dont on a voulu frapper […] le grand parti que je m’honore de servir, ni me prévaloir de l’exception, à mes yeux peu flatteuse, dont j’ai été l’objet.
Sans être très proches, les deux proscrits, qui évitaient de se mêler des débats agitant la communauté française, se rencontraient à la bibliothèque du British Museum, où ils passaient de longues heures. Au point qu’un indicateur put affirmer que Vallès disposait de deux logements, l’un Museum Street, « où il reçoit », l’autre Bedford Street, « où il couche » ! Tous deux fondèrent même un hebdomadaire bilingue le London Guide and Gazette, le 22 septembre 1874 : après avoir compté 16 pages grand format, dont 8 en anglais, il ne parut plus que dans cette langue à partir du 6 novembre, mais nous ne savons si ce numéro fut suivi d’autres…
La lourdeur inégale de l’exil
Grousset, qui avait retrouvé deux de ses sœurs à Londres, se signala par sa remarquable insertion dans la société britannique au point qu’en 1879, il affirmait écrire davantage en anglais qu’en français, quoiqu’il collaborât à l’époque à La Marseillaise, au Mot d’ordre et au Temps. Ne fut-il pas le premier traducteur de L’Île au Trésor ? Devenu un personnage à la mode de la scène londonienne, il publia, en 1878, un ouvrage d’esthétique, The Picture amateur’s handbook and dictionary of painters, guide à l’usage des visiteurs de musées et des étudiants des beaux-arts, qui connut encore une réédition en 1907. Il mettra surtout à profit ce long exil pour entreprendre une œuvre de Jules Vallès romancier, sous le pseudonyme d’André Laurie, grâce au soutien apporté par Pierre-Jules Hetzel, dès octobre 1875, « en plein macmahonat ». On sait que deux de ses manuscrits deviendront sous la plume de Jules Verne Les Cinq Cents Millions de la Bégum et L’Étoile du Sud. Bien avant que L’Épave du Cynthia porte leur double signature, Laurie écrivit à leur éditeur combien il était « flatté que M. Jules Verne ait adopté [son premier texte] : les modifications qu’il y a faites m’en ont appris plus long sur l’art du succès que dix années d’effort personnel ».
Vallès, de son côté, connut des débuts tâtonnants au Radical, sous la signature de Jean La Rue, pseudonyme transparent puisque c’était le titre d’un de ses ouvrages paru en 1866 et de son premier journal fondé en 1867. La rédaction lui imposa de fréquentes coupures et l’invita à écrire des articles « de fantaisie », qui ne seraient ni « saignés » ni « mutilés ».
Toujours pressé par des besoins d’argent, il interrogeait Léon David sur ses futurs émoluments :
Une question. L’exil est ruineux comme les procès ! Je gagne ma vie avec ma plume et j’ai besoin de savoir ce que j’ai dans mon bissac pour faire le chemin. […] Croyez que je suis de cœur avec vous, mais il y a l’estomac près de cœur. Quand et comment Le Radical paie-t-il ?
Et il rappela ses conditions :
5 sous la ligne de 30 à 33 lettres quand elle est pleine.
Le 1er avril 1877, David donnait son accord pour la publication d’« un grand roman », payé 0,25c la ligne, et Vallès promit pour le 15 mai « 25 feuilletons de 500 lignes. » Il s’agit des Désespérés, mais ce roman ne parut pas à cause de la suspension du journal, le 21 juin, et il n’a pas été retrouvé. L’administrateur se trouva dans l’incapacité de verser les deux tiers de la somme promise de 1500 francs, qui lui aurait permis de vivre décemment pendant un semestre, et il fallut attendre juin 1878 pour que le début de la publication de Jacques Vingtras dans Le Siècle, grâce à l’entremise de Malot et de Zola, libérât Vallès de ses soucis financiers.
Seule confidence concédée dans ses lettres à Léon David :
Je vis dans ce Londres bourré d’hommes comme dans une île déserte.
Après y avoir séjourné trois semaines en 1865, il avait imprudemment affirmé que, « pour pouvoir parler de l’Angleterre, il fallait y passer dix ans. » Ayant réservé ses derniers mois d’exil à Bruxelles, il y vécut huit années, en dehors de quelques brefs déplacements en Suisse, en Belgique ou à Jersey, et jamais il ne put s’accommoder de ce « ponton de Londres ». Sa détresse fut aussi morale, bien faite pour exaspérer une humeur naturellement âpre, surtout après le décès de sa petite Jeanne-Marie à l’âge de dix mois, le 2 décembre 1875. La vie lui fut pesante dans un pays où « il n’y a pas de jus » : c’est ainsi qu’il exprimait drôlement, lui qui goûtait les plats canailles, sa nostalgie des « ragoûts faits à la mode de la patrie ».
Le retour impatient au pays
Bénéficiant de l’amnistie entière, Vallès et Grousset regagnèrent Paris en juillet 1880. L’ancien déporté s’empressa de solliciter du ministre de la Marine et des Colonies le remboursement des « divers mobiliers (livres, linge, literie, porcelaines, ustensiles agricoles, etc.), d’une valeur approximative de 7 à 800 francs », qu’il avait laissés sur sa concession en quittant la presqu’île Ducos. « Impudent ! », est-il noté en marge de sa lettre : la vente aux enchères des « effets, hardes, etc. des déportés Grousset, Pain et Rochefort » n’aurait rapporté que 166,25 francs versés à la caisse d’épargne de l’administration pénitentiaire. Après un échec à une élection législative partielle dans sa ville natale de Corte en décembre 1881, Grousset ne revint à la politique qu’en 1893, en se présentant à la candidature dans le XIIe arrondissement sous l’étiquette des radicaux-socialistes, et il conserva son siège à l’Assemblée jusqu’à sa mort en 1909. Entre-temps, il fut d’une étonnante fécondité, multipliant ouvrages pédagogiques et romans d’aventure. On retiendra notamment de la série La vie de collège dans tous les pays, qui compta 14 titres, un seul texte autobiographique, Une année de collège à Paris. Il y narre la réussite d’un provincial, élève de rhétorique au lycée Charlemagne, qui parvient à combattre les préjugés de ses condisciples parisiens, et son témoignage est fort éloigné de l’implacable dénonciation de l’institution scolaire dans Le Bachelier.
Durant les cinq dernières années de sa vie, Vallès consacra son énergie à ranimer Le Cri du Peuple. Tout à sa passion de combattre « les idées et les hommes qui écrasent les désarmés », il avait pris, « le lendemain même de [sa] rentrée d’exil, la résolution de ne refaire de la politique active que dans un journal [lui] appartenant », et, de ce fait, il refusa de se porter candidat aux élections législatives de l’été 1881 dans la 3e circonscription de Paris.
C’est au siège du journal que se réunirent, le 16 février 1885, 17 membres de la Commune qui invitèrent « leurs compagnons d’armes de 1871 à se rendre aux obsèques de leur regretté collègue, le citoyen Vallès », décédé l’avant-veille à l’âge de 53 ans. Le nom de Grousset ne figure pas au bas de cet appel, mais on sait par une lettre à Hetzel qu’il était souffrant et, de fait, sa signature, sous un autre pseudonyme, Philippe Daryl, est absente du Temps du 21 janvier au 18 février. Une année après la mort de Vallès, L’Insurgé, publié par les soins de son amie Séverine, sera dédié
à tous ceux qui, victimes de l’injustice sociale, prirent les armes contre un monde mal fait, et formèrent, sous le drapeau de la Commune, la grande fédération des douleurs.
YANNICK LAGEAT
P. Grousset : APPP BA 1103 ; AN BB/24/859.
J. Vallès : AN BB/24/821 et 862 ; L’Insurgé, Garnier-Flammarion, Paris, 1970, 316 p.
Durant son séjour à Londres, en 1876-1877, Jules Vallès écrit pour L’Évènement une série d’articles sur Londres. Après son retour d’exil, il les publie en 1884 dans une édition illustrée par Gustave Lançon, sous le titre La Rue à Londres.