Dès le lendemain de l'écrasement de la Commune de Paris, la question des relations entre la Banque de France et l'assemblée communale a agité les rangs de la proscription et du mouvement ouvrier. Les débats, souvent virulents, ont duré ; et les historiens eux-mêmes se sont emparés de cette « affaire », sans pour autant pouvoir pleinement s'émanciper des polémiques et des parti pris.
Paradoxalement, s'il est un épisode encore peu connu, tant, d'ailleurs, du point de vue de l'Hôtel de la Vrillière (1) que du point de vue de l'Hôtel de Ville, c'est bien celui-ci. Il nous semble que les travaux de recherche que nous venons d'effectuer, peuvent contribuer, faute de pouvoir régler toutes les questions, du moins à relancer le débat à partir d'éléments nouveaux.
En effet, on a longtemps ignoré les sources que pouvait fournir la Banque elle-même. Il s'avère qu'elles sont nombreuses, variées, inédites, et surtout riches d'enseignements : procès-verbaux des 42 séances officielles ainsi que des 9 séances secrètes du Conseil des Régents durant les événements, originaux de lettres de Jourde et Varlin adressées à l'établissement financier, reçus, correspondance entre Versailles et la Banque, etc.
De la même façon, les papiers du sous-Gouverneur De Ploeuc (2) qui fut amené à diriger l'Hôtel de la Vrillière à partir du départ pour Versailles du Gouverneur Gustave Rouland le 23 mars, sont tout aussi précieux : laissez-passer que lui accorde Raoul Rigault pour se rendre à Versailles le 2 avril, sauf-conduit pour accompagner Beslay en Suisse, agenda reconstituant postérieurement les événements au jour le jour, échange épistolaire tant avec son épouse durant les événements qu'avec Beslay au lendemain de la Commune, etc.
Il serait fastidieux de rentrer dans le détail des résultats auxquels nous avons abouti. Signalons quelques pistes. Dès le 20 mars, en empruntant un premier million, le Comité central noue des relations avec l'institution bancaire : c'est le début de rapports qui ne s'arrêteront qu'à la fin du mois de mai. Bien sûr, l'Hôtel de la Vrillière dut faire face à de nombreuses difficultés : tentative d’envahissement le 12 mai vraisemblablement organisée par les blanquistes de l'ex-Préfecture de Police, tensions secrètes avec Versailles pour obtenir des garanties politiques et financières quant à la politique de temporisation menée vis-à-vis de la Commune, risques d'arrestation, etc. Toutefois, il est permis d'affirmer qu'au-delà des incidents plus ou moins importants qui émaillèrent la période, la Banque de France ne fut jamais véritablement inquiétée.
Reste une question qui est sur toutes les lèvres : pourquoi et comment la Banque de France a-t-elle traversé la « tourmente » sans encombre ? Répétons le : plus que des réponses définitives, ce sont des pistes que nous avons voulu lancer ou reprendre à notre compte. En premier chef, nous y avons vu une certaine forme d'attachement à la propriété de la part de nombreux dirigeants (la majorité ?) communards. Mais peut-être serait-il plus juste de parler alors d'une certaine conception du socialisme, ce « socialisme pratique » dont parle Jourde à l'occasion de la présentation de son bilan aux élus le 2 mai, d'un « socialisme de 1871 » (on pourrait presque rajouter : et parisien...) tel que le concevait Jacques Rougerie lors du colloque commémoratif de 1871. D'où cette constatation de Marx qui ne vit de socialiste dans la Commune que ses tendances.
Mais on y verra aussi la dimension « communaliste », cette idée d'une nette séparation entre le local et le national, entre la Commune et la Nation. En corollaire, nous estimons que cette conception s'imbrique dans une vision plus générale, fédéraliste pour certains, de la République. La Commune républicaine ? Oui, mais pas n'importe laquelle, en ce sens que la République (qui se devait d'être « sociale ») apparaissait justement comme la forme politique nécessaire à l'accomplissement de l'émancipation du Travail. D'où cette idée que s'en prendre à la Banque de France, c'était empêcher le remboursement de l'indemnité de guerre à la Prusse, c'était porter un coup de poignard à cette République que l'on sentait éclore, malgré Versailles. C'est dans tous ces facteurs, dans leur combinaison, qu'il faut trouver ce que certains ont appelé de la « timidité » ou de « l'honnêteté » de la part des élus de l'Hôtel de Ville.
Mais on objectera certainement que, dès 1869, l'internationale parisienne met la nationalisation de la Banque à l'ordre du jour. Outre le fait qu'on ne saurait réduire la Commune à la seule Internationale, on pourrait tout autant faire observer que cohabite aussi l'idée, lancinante et récurrente, du crédit selon Proudhon. Or la Commune ne réalisa ni l'un ni l'autre. C'est tout le problème du rapport entre la théorie et l'action, comme l'a si bien souligné Engels dans sa préface de 1891 à La guerre civile en France. Car cette action s'effectua dans un contexte bien spécifique qu'il est impératif de ne point perdre de vue : 1871, Paris, double étau prussien et Versaillais, deux mois d'existence.
C'est pourquoi nous tendons à considérer que le « salut » de la Banque de France tient à la fois des circonstances auxquelles la Commune eut à faire face ainsi que des conceptions politiques et économiques du moment, plutôt que de sa propre capacité à résister.
Et les hommes dans tout cela ? Bien sûr, De Plœuc reste un habile manœuvrier. Naturellement, Beslay fut un délégué complaisant au point de lier, selon sa propre dialectique, la défense de la Banque avec l'intérêt de la Commune et du pays tout entier. Mais on se gardera de surestimer de manière outrancière leur rôle : ils ne firent qu'agir dans un cadre, dans une latitude donnée, qu'ils n'avaient nullement contribué à définir.
De cet épisode, l'Hôtel de la Vrillière ressortit grandi, presque magnifié. Il devenait le symbole indestructible d'une bourgeoisie triomphante. Par la même occasion, parce qu'il avait, en faisant double jeu, lié son sort à celui de Versailles, il portait un coup sévère aux illusions qui pouvaient encore subsister quant à la fumeuse idée de sa neutralité.
D'où cette idée fréquemment développée d'une Commune candide et trop crédule face à une Banque de France agissant sournoisement. C'est de cette opposition, entre autre, qu'a surgi une très large part du mythe qui a longtemps encombré cette question, parce qu'il apparaissait évident, a posteriori, que la Commune ne pouvait et ne devait que vaincre l'institution financière. Parce que cette « erreur » de la Commune semblait la plus énorme et la plus incompréhensible, elle fut en même temps rapidement détachée de son contexte. C'est pourquoi on en arriva bien vite au « parce que » avant même d'avoir posé tous les « pourquoi » et les « comment » nécessaires. Par nos récents travaux, nous espérons permettre de combler ces lacunes afin que chacun puisse se forger une opinion à la lueur des faits.
Éric Cavaterra