Émile Gentelet, qui vit le jour le 16 janvier 1835 à Bourg-en-Bresse (Ain), est décédé à Paris à l’âge de 60 ans, alors que l’espérance de vie à sa naissance n’était que de 38 ans. La destinée ne lui fut pas inclémente puisqu’il échappa probablement trois fois à la mort : au terme de la Semaine sanglante, à l’issue de son premier procès et avant son retour de Nouvelle-Calédonie.
La prolongation de la répression armée
Mac Mahon, à qui fut confié le commandement de l’armée de Versailles, date du dimanche 28 mai la fin de la « pacification » de la capitale, dans son rapport général des opérations :
« Paris est délivré. L’ordre, le travail et la sécurité vont renaître.»
Le télégramme suivant, datant du 3 juin, montre assez qu’il n’en fut rien, et que la répression sauvage s’était prolongée. Il est adressé par le général de Cissey, commandant le 2e corps d’armée, au général de Lacretelle, à la tête de la 3e division :
« Ne faites pas fusiller l’incendiaire qui a mis le feu aux Gobelins ; il ne doit plus être fait d’exécutions sommaires que dans les cas de flagrant délit. »
Il est précisé que « cette dépêche concerne le nommé Gentelet ».
Le nom de ce mégissier était connu des autorités militaires car, s’étant installé à la fin du mois de mars à la manufacture, il en aurait fait « le théâtre de ses exploits, commandant en maître et répandant la plus grande terreur », menaçant même « de faire passer par les armes tout le personnel de cet établissement » ! Mais il était surtout suspecté d’y avoir mis le feu le 25 mai. S’y trouvait-il d’ailleurs à cette date ? Séquelles d’une chute de cheval, on n’aurait retrouvé de lui que les béquilles qu’il aurait abandonnées dans son empressement à fuir…
Quoi qu’il en soit, recherché pendant plusieurs jours, il n’échappa « que par hasard » au châtiment qui lui était promis :
« Il a profité, précise sans ambages le rapport d’enquête, de la mesure qui défendait pour l'avenir les exécutions sommaires, la seule justice dont il était digne ».
La répression « légale »
À la majorité de six voix contre une, Gentelet fut condamné, le 18 août 1871, à la peine de mort, par le 4e conseil ; parmi les nombreuses fonctions qu’il aurait occupées sous la Commune, ne fut retenue que « celle qui domine, la fonction de terroriste ». Curieusement, le verdict fut annulé, et l’affaire passa au 3e conseil qui, le 13 septembre, décida à l’unanimité qu’il purgerait sa peine en enceinte fortifiée à la presqu’île Ducos, alors que les travaux forcés, à perpétuité ou à temps, étaient habituellement substitués à la peine capitale en cas de destruction de bâtiments publics.Il faut probablement aller chercher les raisons de cette relative indulgence dans les difficultés rencontrées par l’instruction pour établir sa culpabilité. Alors que les délateurs ne manquaient pas, le rapporteur, faute de témoignages irréfragables, en fut réduit à dénoncer la « déplorable faiblesse des habitants du quartier » auxquels l’inculpé faisait « encore peur », et de conclure :
« Bien qu'il n'y ait aucun doute sur sa participation à l'incendie de la manufacture des Gobelins, nous n'avons pas pu malgré toutes nos recherches en établir la preuve. »
Faute d’avoir été dénoncé, Gentelet ne fut pas adossé à un poteau sur le plateau de Satory, et, dans l’attente de son départ pour la Nouvelle-Calédonie, incarcéré au fort Boyard, il se porta au secours de deux soldats d’infanterie de marine en danger de se noyer. Cet acte de dévouement aurait pu lui valoir une grâce, s’il n’avait déclaré par écrit ne vouloir former aucun recours.
Le séjour Néo-Calédonien
Arrivé par la Danaé, le premier des vingt transports qui conduisirent plus de 4 000 condamnés sur les deux lieux de déportation, Gentelet construisit sa case dans l’isolement d’une anse à laquelle il donna son nom. Henri Rochefort l’évoque, qui se plaisait à se baigner dans cette « baie charmante », délassement dont il sut tirer profit lors de l’évasion collective de mars 1874. C’est d’ailleurs après cette dernière que le nouveau gouverneur de Pritzbuër jugea « urgent [sic] d’empêcher la cohabitation à la presqu’île Ducos des hommes avec les femmes qui subissent la même peine », et la « baie Gentelet » fut rebaptisée « baie des Femmes », puis « des Dames », quand, malgré leur protestation, celles qui n’étaient pas « sous puissance de mari » y furent transférées, en juin 1875, au grand soulagement de l’aumônier Montrouzier.
Ce dernier nous dit avoir été témoin d’une altercation entre Gentelet et un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire qui lui reprochait d’avoir donné à un codétenu des chaussures au lieu de les avoir échangées. Le déporté ne manquait pas de répartie :
Quand je conduisais mes hommes contre Versailles, j'avais soin qu'ils ne manquassent de rien. M. Thiers nous envoie ici, c'est à lui de s'arranger pour que nous ayons tout ce qu'il nous faut. »
Quand, à la fin de la période quinquennale, à l’issue de laquelle il était loisible à l’administration d’accorder aux « blindés » l’autorisation de s’établir sur la Grande Terre, Louise Michel quitta la presqu’île pour Nouméa, le même Gentelet lui offrit une « paire de souliers d’Europe » pour remplacer ses « godillots ».
Une médaille de bronze lui fut attribuée à l’exposition de Nouméa de mai 1877 (pour des « peaux de chien, chevreau et lapin tannées »), et l’administration pénitentiaire, ayant salué son « bon travail en tannerie », sa peine fut commuée à la déportation simple en novembre 1878, puis, l’année suivante, à six ans de bannissement, avec la faculté de rester en Nouvelle-Calédonie, pendant le même laps de temps, « ainsi qu’il l’avait demandé ».
Gentelet se trouvait donc à Nouméa en avril 1880, quand le Tage appareilla avec 118 communards. Or, il en manquait un au départ, un nommé Genevois, dont le cadavre sans tête fut rapidement découvert. Recueillant les témoignages de rapatriés, Olivier Pain écrivit dans L’Intransigeant du 5 août que deux déportés avaient été incarcérés, dont Gentelet. Que se passa-t-il pour qu’il fût néanmoins embarqué en novembre sur le transport suivant, le Navarin ? Aucune information n’a filtré, mais l’on sait combien les deux conseils de guerre néo-calédoniens n’étaient pas suspects d’indulgence : quatre déportés simples ne furent-ils pas exécutés, le 26 janvier 1874, pour tentative d’assassinat sur la personne d’un de leurs délégués ?
On peut supposer que l’enquête ne fut pas poussée plus avant, le lourd passé de Jules Genevois ne plaidant pas pour sa réhabilitation : quand il servait dans l’armée d’Orient, il avait été traduit devant un conseil de guerre séant à Constantinople qui le condamna à dix ans de réclusion en février 1855 ; gracié en 1860, il aurait ensuite mené « une existence d’inconduite et d’immoralité ». Le Temps du 20 juillet avait offert une solution qui satisfaisait un préjugé tenace :
« Tout porte à croire que c’est un crime commis par un gourmet indigène, amateur de chair fraîche, car la tête de la victime manquait. »
Aucun quotidien n’imprima plus le nom de Gentelet, après son retour à Paris en janvier 1881. Il mourut à l’hôpital Cochin le 7 mars 1895, ayant eu sa part de deuils : veuf, il s’était remarié avec Marie Barillot, dont il eut trois enfants qui ne vécurent que quelques semaines, et elle-même, qu’il pressait de le rejoindre, serait décédée en 1876.
Yannick Lageat
Sources :
A.N., BB/24/740 et 831 ; A.N.O.M., COL H 82 ; S.H.D., GR 8 J 7.
Michel Louis, La Commune, Éd. Stock, 1ère éd. 1898, 1978, 504 p.
Rochefort Henri, Aventures de ma vie, Paul Dupont éd., Paris, 1896, t. III, 366 p.
Secondy Louis, « Correspondance inédite d’un savant missionnaire montpelliérain, aumônier des communards déportés en Nouvelle-Calédonie (1873-1880) », Études héraultaises, n° 40, 2010, pp. 145-154.