Quelques couples célèbres ont contribué à l’histoire de la Commune de Paris, Louise Michel et Théophile Ferré, André Léo et Benoît Malon, Anna et Victor Jaclard… La rencontre de cette jeune aristocrate russe, fraîchement émigrée, avec cet étudiant en médecine, arrivé de province, a lieu dans les milieux blanquistes, dans un Paris en effervescence.

Prélude à la rencontre

Anna Korvin-Krukovskaja [1], de son vrai nom, est née à Saint-Pétersbourg en octobre 1844.
Issue d’une vieille famille aristocrate russo-lituanienne, elle reçoit avec sa sœur une éducation digne de son rang. Attirée par l’écriture, elle envoie une nouvelle, Le Rêve, à Dostoïevski, qui la publie dans sa revue. Une correspondance s’ensuit entre elle et l’écrivain tombé amoureux. Au final, elle l’éconduit en rejetant sa demande en mariage. Gagnées par les idées socialistes, comme beaucoup de compatriotes de leur temps, les deux sœurs décident de fuir le despotisme et émigrent en Europe en 1866. Tandis que Sophie se fixe à Heidelberg et devient une brillante mathématicienne, Anna pousse jusqu’à Paris étudier la «  question sociale  ».

Victor Jaclard est lui né à Metz en Lorraine, dans un milieu modeste. Fils d’un artisan sellier, il fait de bonnes études et enseigne un temps les mathématiques, avant de monter à Paris en 1864, afin de faire sa médecine.
Farouchement opposé au Second Empire, il se mêle très tôt aux activités politiques de ses condisciples. Ainsi, fin octobre 1865, il est, avec Paul Lafargue, délégué au Congrès international des étudiants de Liège. Le Conseil académique de Paris, scandalisé par leurs propos socialistes et athées, les exclut de l’université.
A son retour aussi, Victor entre avec ses camarades en franc-maçonnerie, initié à L’Avenir, une loge avant-gardiste. Il a surtout intégré l’organisation clandestine mise en place par Auguste Blanqui depuis sa prison de Sainte-Pélagie, en préparation d’une action révolutionnaire prochaine.

 

Un couple révolutionnaire


Anna Jaclard
Anna Jaclard (1844-1887)

Depuis leur rencontre dans les cafés du Quartier Latin, le couple vit ensemble, au rythme de son engagement politique fort.
Anna, ouvrière dans une imprimerie depuis son arrivée en France, s’affirme comme féministe.
Proche de Blanqui, Victor est chargé alors, avec l’ouvrier syndicaliste Émile Duval, d’organiser les premiers groupes de combat du mouvement. Mais, harcelé par la police, il trouve refuge avec Anna à Genève en juillet 1870. En exil, elle adhère à la section russe de l’AIT tandis que lui milite au sein de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, organisation créée avec Bakounine deux ans avant.

De retour à Paris en septembre 1870, après la proclamation de la République, le couple s’installe dans le XVIIe arrondissement, rue Biot. Anna qui doit bientôt faire face, comme tous les Parisiens, aux dures conditions du Siège, milite au Comité des femmes avec André Léo et Élisabeth Dmitrieff. Victor, ancien conscrit, entre dans la Garde nationale. Élu chef de bataillon, il est révoqué puis incarcéré pour son rôle dans la journée insurrectionnelle du 31 octobre. Il n’est remis en liberté provisoire qu’en janvier 1871. Entre temps, il a été élu maire adjoint de Montmartre sur la liste de son ami Georges Clemenceau. Par contre, il échoue comme candidat socialiste révolutionnaire aux élections législatives du 8 février.

L’épisode de la Commune est certainement enthousiasmant pour le couple qui s’engage sans retenue. Dès le soir du 18 mars, Victor exhorte le Comité central des Vingt arrondissements à marcher sur Versailles. Il écrit :

Il n’y a qu’une manière de traiter avec Versailles, c’est de la prendre  [2]

Nommé chef de la XVIIe légion, il démissionne suite à des accusations d’abus de pouvoir. Il est alors nommé inspecteur général des Fortifications, poste clé dans la défense de Paris. De son côté, Anna, membre du Comité de Vigilance des citoyennes du XVIIIe, participe avec son amie André Léo, à la commission chargée d’organiser et de surveiller l’enseignement des filles. Ensemble aussi, elles animent un journal politique, La Sociale.
Surtout, le couple s’est marié en mars à la mairie du XVIIe, devant son maire Benoît Malon.
L’entrée des versaillais dans la capitale obscurcit leur horizon. Anna, déléguée aux hôpitaux et ambulances, assiste les blessés dans un Paris ravagé par la guerre civile. Elle se bat aussi, fusil à la main. Victor seconde d’abord Malon dans la défense des Batignolles avant de se replier sur les barricades du Château-d’Eau dont il a laissé un témoignage émouvant [3].

 

L’exil et le retour en france


Victor Jaclard
Victor Jaclard (1840-1903)

Arrêté au bout de trois jours, Victor Jaclard est enfermé dans la prison des Chantiers à Versailles d’où il finit par s’évader au bout de 4 mois. Il rejoint Anna, déjà en fuite. Exilés en Suisse, les Jaclard se mêlent à la communauté des proscrits français. Victor achève ses études médicales avant que le couple ne se rende en Russie en 1874. Dans la région de Saint-Pétersbourg où Victor enseigne le français, Anna se remet à l’écriture en publiant quelques nouvelles.

Amnistié, le couple rentre à Paris en 1880. Très vite, Victor entame une carrière de journaliste. Clemenceau, devenu député, l’embauche comme secrétaire de rédaction, dans son journal, La Justice. Il collabore également au mensuel de Benoît Malon, La Revue socialiste.
Avec lui, il fonde en 1893 le syndicat des journalistes socialistes dont il est secrétaire général quelques années. On sait peu de choses sur la fin de vie d’Anna. Affaiblie par les années d’exil, elle meurt jeune, en octobre 1887, des suites d’une opération, laissant un fils et un mari qui se bat pour reconstituer leur mariage, annulé par le pouvoir réactionnaire.
Il obtient gain de cause en 1893. Il est à présent, depuis 1889, conseiller municipal d’Alfortville, en banlieue, après plusieurs échecs électoraux à Paris. Encouragé par l’essor du mouvement ouvrier en Europe, il participe aussi à la reconstruction de l’Internationale socialiste, comme délégué à ses premiers congrès (1889, 1891 et 1893).

Il était remarié depuis presque dix ans, lorsqu’il meurt à Paris en 1903. Il sera incinéré au Père-Lachaise. Dans un bref hommage, le journal radical La Lanterne conclut :

Ce fut un convaincu et un travailleur : il fut toujours à la peine et rarement à l’honneur. [4]

 

ERIC LEBOUTEILLER


Notes

[1] C. Rey, A. Gayat, S. Pepino, Petit dictionnaire des femmes de la Commune, Ed. Le bruit des autres, Paris, 2013, p. 162-164

[2] La Revue Blanche, Enquête sur la Commune de Paris, Ed.
de l’Amateur, Paris, 2011, p. 160.

[3] Idem, pp. 162-166.

[4] La Lanterne, nécrologie de Victor Jaclard, le 17 avril 1903, p. 3

Dernières publications sur le site