Un texte inédit d’Henry BAUER, présenté par Marcel Cerf, paru dans La Commune Revue d’histoire de l’Association des Amis de la Commune de Paris 1871 (N° 3 – Premier semestre 1976)
Alors que les Versaillais ont déjà investi une grande partie de la capitale, l’arrestation du général Dombrowski, dans la nuit du 22 au 23 mai 1871, semble un défi au bon sens. L’événement, qui a contribué à désorganiser la résistance à l’envahisseur, a donné lieu à différentes interprétations souvent contradictoires et confuses :
Pour Lissagaray, Dombrowski, profondément ulcéré par les soupçons du Comité de salut public, a adopté une solution désespérée. Voyant son rôle terminé, il s’est rendu aux avant-postes de Saint-Ouen. Profitant de la nuit, il pense pouvoir percer les lignes prussiennes et gagner la frontière (1). Il est alors ramené à l’Hôtel de Ville par une troupe de fédérés très irrités par sa tentative de désertion.
Gabriel Pioro (2) reprend la thèse de Lissagaray, mais en l’appuyant d’arguments nouveaux :
Il y a enfin la question de la démarche faite par Dombrowski auprès du chef des armées prussiennes à Saint-Denis, pour qu’il le laisse traverser les lignes.
Il se heurte à un refus. Conduit à l’Hôtel de Ville, il est réhabilité. Cette affaire, que l’historienne Krystyna Wyczanska considère comme véridique, repose sur un fac-similé de la lettre de Dombrowski, reproduit dans un livre allemand de Holleben, « La Commune de Paris sous les yeux des Allemands » (1897).
Qui a arrêté Dombrowski ? Sur ce point les réponses sont nettement divergentes : Gustave Lefrançais, commentant la mort du général sur la barricade de la rue Myrha, le 23 dans l’après-midi, estime que « cette sorte de suicide, d’après ce que me raconte Vermorel, serait la conséquence d’accusations de trahison portées le matin même contre Dombrowski par ses hommes qui l’avaient fait prisonnier »(3).
Benoît Malon donne une autre version fondée sur le propos d’Ostyn, membre de la Commune. Ce dernier « ayant rencontré le cortège demande, au chef de détachement, qui lui avait donné l’ordre d’arrêter Dombrowski. Celui-ci répondit que c’était un commandant dont il ignorait le nom (4). À l’Hôtel de Ville, Dombrowski fut remis en liberté sans qu’on pût s’expliquer le mystère de cette singulière arrestation dans ce moment terrible (5). »
Tristan Rémy est beaucoup plus précis :
Dans la nuit du 22 au 23, une centaine de fédérés de la 2e compagnie de marche du 91e bataillon de la 17e légion cantonnés au collège Chaptal, alors qu’on se bat aux Batignolles, sont dirigés sur Saint-Ouen où ils arrêtent le général Dombrowski (...)
Ramené à l’Hôtel de Ville, sous escorte, par les fédérés exaspérés, Dombrowski est introduit pour s’expliquer devant le Comité de salut public et bientôt libéré (6).
Il paraît inutile de s’appesantir sur les déclarations calomnieuses de Vésinier (7). Sa relation fantaisiste des événements n’apporte aucune révélation digne d’être retenue.
En revanche, il est intéressant d’opposer, aux différentes explications concernant l’arrestation de Dombrowski, le récit inédit d’Henry Bauër (8) :
Ce matin même du 22, le Comité (de salut public) commettait à la fois une maladresse et une ingratitude — l’arrestation du général Dombrowski. Conséquence fatale de nos fautes et de notre faiblesse, l’ennemi était dans Paris ; c’était, il me semble, très aisé à concevoir.
Mais non, c’était trop mortifiant pour la vanité communale : il était impossible qu’il n’y eût pas trahison ; il fallait dénoncer le traître ; et l’on n’hésitait pas à déshonorer le meilleur chef militaire que la Commune ait eu à son service. Pendant deux mois, il avait défendu Neuilly pied à pied, avec une bravoure incroyable digne du nom qu’il portait, imposant aux fédérés qui, de ce côté, se conduisirent à merveille.Le gouvernement de Versailles lui rendait justice, car vers la fin de Mai, il lui faisait offrir par un certain Jean Veysset (9) 1 500 000 F avec des laissez-passer à tout son état-major pour prix de sa neutralité. Aussi désintéressé que courageux, Dombrowski refusa en prévenant la Commune de cette proposition. Celle-ci le pria de paraître ébranlé de ces ouvertures pour mettre la main sur Veysset. Quelques jours après, à l’état-major de la place Vendôme, le général désigna le négociateur à Raoul Rigault; mais une inadvertance de ce dernier permit à Veysset de s’échapper. Du reste il fut repris peu après et périt misérablement. C’est cet essai de corruption qui a donné naissance au bruit de la trahison de Dombrowski, répété à la légère par tous les historiens de la Commune et accrédité jusque dans nos rangs. Il importe de purifier de cette calomnie la mémoire de ce vaillant officier qui, après avoir loyalement servi la Commune, lui donna son sang.
Comme on craignait de se heurter à quelque résistance dans l'entourage du général, on voulut choisir pour cette arrestation un bataillon solide et dévoué : ce fut le (le n° du bataillon est resté en blanc) du commandant Arras (10). On alla le chercher au feu, et l’un des capitaines de ce bataillon, l’honnête et énergique Mazieux (11), m’a répété depuis quelle pénible impression avaient éprouvée ces braves gens, rappelés des avant-postes pour une mission telle que celle d’arrêter un chef sympathique et qu’ils avaient apprécié à l’oeuvre.
Après sa fuite de Passy, le général se rendit directement à l’Hôtel de Ville et y fournit sur l’entrée des troupes tous les renseignements en son pouvoir. A ce moment, on ne lui manifesta aucune défiance injurieuse, et on le laissa partir pour Saint-Ouen afin d’y tenter un mouvement tournant sur les arrières de l’armée versaillaise. A peine quelques heures après, le Comité signait son ordre d’arrestation.
Dombrowski était donc loin de s’attendre à ce revirement soudain. Il était à Saint-Ouen, occupé à rallier quelques éléments de résistance, lorsque la maison Godillot (12) où il se trouvait avec son état-major fut tout à coup cernée par un cordon de fédérés. Le commandant Arras entra dans la salle accompagné de plusieurs officiers et de gardes en armes et déclara au général qu’il était prisonnier ainsi que tout son état-major. Le général pâlit légèrement, haussa les épaules, et après quelques pourparlers, monta à cheval avec les siens au milieu d’une double haie de gardes nationaux.
Tous ceux qui le connaissaient remarquèrent — bien qu’il fît tous ses efforts pour ne rien laisser paraître — qu’il était profondément atteint de cette injure imméritée.
Le cortège se mit en marche par les rues populaires de La Chapelle vers l’Hôtel de Ville. Dans ce quartier, le général et ses officiers, mais Dombrowski surtout, furent accueillis par une nuée d’invectives et de menaces. Partout sur leur passage retentissaient les injures de
« traîtres et lâches » adressées par des individus qui n’avaient peut-être de ces deux mois entendu le sifflement d’une balle, à l’officier qui avait eu sept de ses aides de camp tués à ses côtés et refusé quinze cent mille francs. Il y eut un instant, boulevard de La Chapelle, où la petite colonne fut entourée par une cohue furieuse, et où les prisonniers purent craindre d’être massacrés.
À ce débordement d’injures et de haine furieuse, Dombrowski offrait une attitude calme et impassible. Pourtant il souffrait horriblement d’une blessure du côté provenant d’un culot d’obus qui, l’avant-veille, l’avait assez gravement meurtri. En arrivant à l’entrée du boulevard de Strasbourg, il n’y tenait plus et serait tombé, malgré toute son énergie, si un de ses officiers n’eût été lui chercher, dans un café voisin, un verre de vulnéraire.
On remarquera que le récit d’Henry Bauër Vient corroborer les renseignements donnés par Tristan Rémy puisque le commandant Arras (en réalité Harasse) et le Capitaine Malzieux appartiennent bien tous deux au 91e bataillon de la Garde nationale fédérée.
Bauër ne fait pas allusion aux pourparlers avec l’état-major prussien à Saint-Denis alors que la plupart des historiens de la Commune, dès 1871, ont mentionné cette affaire. Parmi les ouvrages d’inspiration Versaillaise ayant évoqué l’événement, on peut citer le Paris incendié de Georges Bell (page 111) et L’Histoire intime de la Révolution du 18 Mars de Philibert Audebrand (pages 289 à 294) (13). Cependant, l’exposé des faits diverge tellement d’un auteur à l’autre que l’on reste perplexe sur les véritables motifs qui ont provoqué l’arrestation de Dombrowski (14).
Paul et Victor MARGUERITE : La Commune (œuvre romancée), librairie Plon, Paris, 18° édition, 1904, p. 528. Ces écrivains, qui n’utilisent que des informations de seconde main, adoptent une variante : Dombrowski avait tenté, seul, de franchir les lignes prussiennes.
La palme des versions absurdes revient à Ernest DAUDET : L’agonie de la Commune, E. Delachaud, Paris, 1871, p. 136. C’est de Lariboisière que Dombrowski, mortellement blessé, aurait écrit au général allemand von Fabrice, à Saint-Denis, pour lui demander l’autorisation de fuir sur la Belgique par les lignes prussiennes.
Dombrowski est entré à Lariboisière, le 23 mai, mourant et évidemment incapable d’écrire. Sa lettre, si elle est authentique, serait, en réalité, datée du 22 mai 1871. Elle aurait été remise par son chef d’état-major, le colonel Okolowicz (a) qui aurait été introduit vers 7 heures du matin auprès du général-major von Pape, du premier corps de la garde prussienne. La teneur de la missive serait la suivante :
Quartier général de Paris, le 22 mai 1871
À M. le Général commandant les armées impériales allemandes à Saint-Denis
Monsieur le Général,
Me trouvant gravement contusionné, je viens vous prier, Monsieur le Général, de vouloir
bien me dire si, étant forcé de quitter Paris pour éviter d’être pris par les versaillais, je
puis, comptant sur votre parole militaire, passer avec mon Etat-Major pour, de là, me rendre en Belgique.
Comptant sur votre obligeance, Monsieur le Général, je vous prie d’agréer, avec mes remerciements, l’expression de mon estime profonde.
Le Général commandant la I' Armée,
J. Dombrowski.
Cette demande fut repoussée, néanmoins le général Dombrowski se présenta aux avant-postes, où il trouva le général de Medem (commandant la place de Saint-Denis) qui le dissuada de tenter le passage par surprise, sinon il serait fait prisonnier et remis aux autorités de Versailles. Le Général de la Commune rentra à Paris où il fut arrêté par le commandant Vaillant (b), qui paya de sa vie sa clairvoyance. (H. MONIN : Histoire du Siège et de l’Occupation de Saint-Denis par les Allemands en 1870-1871, Imprimerie H. Bouillant, Saint-Denis, 1911, page 289.)
(a) Auguste Okolowicz, sous-chef d’Etat-Major du général Dombrowski, blessé accidentellement, était en traitement à l’ambulance du palais de l’Industrie aux Champs-Elysées ; il y fut fait prisonnier par les Versaillais, le 22 mai. Okolowicz n’a donc pu avoir une entrevue avec le général von Pape à la même date.
(b) J. Vaillant commanda la 1re subdivision de la 1re Armée à partir du 19 mai. Son exécution par les communards reste très douteuse. J. MAITRON, dans son Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 1864-1871, signale que Jules, Victor Vaillant, commandant les forces d’Asnières, a été condamné le 25 novembre 1874 à la déportation dans une enceinte fortifiée. S’agit-il du même commandant Vaillant?
Notes
(1) LISSAGARAY : Histoire de la Commune, p. 264, librairie Marcel Rivière et C“, Paris,
1947. Une dépêche du commissaire de police de Saint-Denis au ministre de l’Intérieur, en
date du 22 mai à 12h05 du soir, confirme que deux officiers fédérés se sont dirigés sur les avant-postes prussiens. Ils y demandèrent l’autorisation de passage pour Dombrowski « grièvement blessé ». Il a été répondu à cette demande par un refus formel. Archives de police. BA/ 1039, pièce 40, Tristan RÉMY : La Commune à Montmartre, E.S., Paris, 1970, p. 49.
(2) Gabriel PIORO : Les Polonais et la Commune, « Voici 1’Aube, l’Immortelle Commune de Paris », E.S., Paris, 1972, p, 356.
(3) Gustave LEFRANÇAIS: Souvenirs d’un révolutionnaire, bibliothèque des « Temps Nou-
veaux », Bruxelles, 1902, p. 555.
(4) Un commandant nommé Vaillant à l’origine de cette arrestation fut fusillé comme traître le lendemain matin. Il avait ameuté des hommes contre le Général. (LISSAGARAY, op. cit., p. 264.)
(5) BENOIT-MALON : La troisième défaite du prolétariat français, G. Guillaume fils éd., Neuchatel, 1871, p. 399-400.
(6) Tristan RÉMY : op. cité, p. 49-50.
(7) Pierre VÉSINIER, Albert Savine éditeur, Paris, 1892, p. 300 à 302.
(8) Henry BAUER (1851-1915): Un des plus grands critiques dramatiques de la fin du XIX° siècle. Pendant la Commune, capitaine d’état-major du général Eudes (qu’il juge sans indulgence), nommé ensuite major de la 6° légion puis chef d’état-major de Régère, membre de la Commune pour le V° arrondissement ; participe avec le colonel Maxime Lisbonne à la défense de la barricade de la rue Vavin où il se bat avec un réel courage et un mépris total du danger; condamné à la déportation en enceinte fortifiée. Henry Bauër avait été hostile à la majorité de l’Assemblée communale et au Comité de salut public qu’il rendait responsables de la défaite.
(9) L’espion Georges Veysset fut en effet écroué au dépôt sous le nom de Jean Veysset le 21 mai 1871. (Georges LARONZE : Histoire de la Commune de 1871, Payot, Paris, 1928. Cet historien scrupuleux a donné un excellent compte rendu de l’affaire Veysset, p. 393 à 395). Voir aussi G. DA CosTA : La Commune vécue, tome II, Quantin, Paris, 1904. C’est à tort que Louis FIAUX affirme que Veysset a été arrêté le 22 mai en même temps que Dombrowski. (Histoire de la guerre civile de I871, Charpentier, Paris, 1879, p. 496.)
(10) ARRAS ou plutôt HARASSE, Charles, Emile, commandant des compagnies de marche du 91° bataillon, condamné à la déportation simple le 13 juin 1872 par le 6° conseil de guerre.
(11) MALZIEUX, Pierre, forgeron, capitaine de la 3e Compagnie du 91° bataillon fédéré, condamné à la déportation en enceinte fortifiée par le 13° conseil de guerre. Un des plus vaillants combattants de la Commune, ami de Louise Michel et d’Henry Bauër ; sans ressource, se suicida peu de temps après son retour du bagne.
(12) Atelier de l’industriel Alexis Godillot (1816-1893), créateur du célèbre soulier militaire portant ce nom.
(13) À ce propos, le Versaillais Georges Bell est quand même logique. Il s’explique mal que les Prussiens aient refusé le passage à Dombrowski si le Général était un espion prussien comme l’affirme sans preuve Trochu. Audebrand s’en tire par une pirouette, l’officier prussien n’avait qu’un seul sauf-conduit, Dombrowski n’ayant pu en obtenir un second pour son frère, préféra renoncer à son projet.
(14) L’auteur réactionnaire, Jules de GASTYNE, qui, en général, n’est pas mal renseigné, a une forte tendance à fabuler d’une façon délirante à partir des faits réels. En 1a circonstance, son récit se rapproche cependant, dans les grandes lignes, de celui de Bauër. (Jules de
GASTYNE : Mémoires secrets du Comité Central de la Commune, Librairie internationale, Paris, 1871, p. 209 à 214.)