Dans les mois qui suivent l’achève­ment de la Semaine sanglante, des milliers de communards s’exi­lent pour échapper à la répres­sion versaillaise. Plusieurs cen­taines d’entre eux choisissent de rejoindre les États-Unis (1). Mais sont-ils les seuls à trouver refuge en Amérique du Nord ? Ces der­nières décennies, plusieurs études historiques québécoises ont affirmé que le Québec fut une terre d’exil pour des communards. La plus récente d’entre elles assure même qu’« entre 1000 et 3000 communards s’exilent au Canada […] (2) » en 1871-1872, sans citer la moindre source. Or, aucune preuve documentaire ne permet de l’affirmer avec certitude. Cette assertion étonnante repose en partie sur l’analyse biaisée de deux événements intervenus au Québec dans les années 1870.

 

L'Institut canadien de Montreal sur la rue Notre-Dame entre 1870 et 1920
L'Institut canadien de Montreal sur la rue Notre-Dame entre 1870 et 1920

 

Une conférence publique à Montréal.

Le samedi 1er août 1874, en soirée, une foule nom­breuse se dirige vers l’Institut canadien de Montréal afin d’assister à une conférence publique sur « les misères des Français du Canada (3) ». Quelques jours plus tard, le journaliste Oscar Dunn en rend compte dans la revue conservatrice L’Opinion publique. Il indique que l’événement est organisé par un Français appelé « Humbert dit Dabrigeon (4) » qui se dit ex-officier de la Commune. Selon Dunn, la conférence contenait « toutes sortes d’accusations contre le gouvernement canadien » et de « longues dissertations sur l’état social et religieux » du pays. Il reconnait ensuite que les propos tenus ont été « fortement applaudis » par des ouvriers d’origine française. Depuis 1873, ces derniers subissent de plein fouet une crise économique majeure et le chômage massif qu’elle engendre.

 

Alphonse Humbert, journaliste au Père Duchêne, à Montréal ?

L’assemblée publique du 1er août 1874 est suivie de près par le consul français, Martial Chevalier. L’étude de sa correspon­dance par Pierre Savard révèle son inquiétude vis-à-vis de ceux qu’il décrit comme des « socialistes, des ivrognes », des « gens déclassés […] (5) ». Probablement trompé par les propos du consul, l’historien québécois affirme que leur chef est « Humbert d’Abrigeon, ex-rédacteur du Père Duchesne sous la Commune ». Savard – comme Chevalier un siècle avant lui ? – commet une erreur. Il ne peut s’agir d’Alphonse Humbert (1844-1922), cofondateur du journal Le Père Duchêne en mars 1871. En effet, celui-ci est arrêté en novem­bre 1871, traduit devant le 3e conseil de guerre, puis condamné aux travaux forcés à perpétuité. Au printemps suivant, Alphonse Humbert embarque pour la Nouvelle-Calédonie et y demeure jusqu’à son retour en France en 1879 à la suite de l’amnis­tie partielle (6). Il est donc parfaitement impossible qu’il s’agisse du même homme.

Mais alors de qui s’agit-il ? Une notice parue au mois de mai 1874 dans le Canadian Patent Office Record nous indique qu’un certain « Henri H. D’Abrigeon » a déposé une demande de brevet pour un « appareil à équilibrer les meules de moulins ». En France, le registre de l’état civil mentionne la naissance d’Henri François Humbert Dabrigeon le 6 mars 1845 à Maisons-Alfort dans la Seine (7). Le tra­vail d’un généalogiste révèle une partie de sa vie : il s’est marié avec Rosalie Fouteau le 1er juillet 1865 en Seine-et-Marne et de cette union sont nés quatre enfants (8). Un détail important se dégage : il est menuisier. Cela concorde avec les informations du Canadian Patent Office Record puisque les menuisiers ont encore recours aux moulins pour leur travail au XIXe siècle. De plus, ses deux der­niers enfants sont nés en France en 1869 et 1876. Entre 1871 et 1876, Humbert Dabrigeon a pu rési­der au Canada, sans doute seul. Un autre indice conforte cette hypothèse. Dans Le Monde Illustré du 19 novembre 1887, Léon Dedieu, lui-même français, se souvient de la soirée d’août 1874 et assure qu’« un an ou deux plus tard, le citoyen Humbert avait disparu […] ». Cela expliquerait pourquoi il ne figure pas dans le recensement canadien de 1881. Ainsi, il n’est pas possible d’af­firmer qu’il s’agit de la même personne, mais les indices disponibles convergent néanmoins dans ce sens. En revanche, la question de la participation d’Humbert Dabrigeon à la Commune de Paris demeure sans réponse. Qu’il se soit lui-même qua­lifié d’ex-officier de la Commune, si l’on en croit le récit d’Oscar Dunn, ne suffit pas à l’affirmer. Peut-être était-ce un moyen pour lui de se légitimer aux yeux de ses compatriotes ? Il pourrait aussi s’agir de la volonté de Dunn, journaliste catholique et ultramontain, de le discréditer.

 

Grève des journaliers du port  de Montréal -1877 
Grève des journaliers du port  de Montréal -1877

Les émeutes ouvrières de Québec de 1878.

La présence supposée de communards fran­çais est reliée à un autre événement : la grève des ouvriers des travaux publics de 1878. Au mois de juin, des émeutes ouvrières éclatent à Québec sur les chantiers publics de construction à la suite d’une baisse de salaire. Alors que le gouvernement et les entrepreneurs responsables leur refusent un salaire d’un dollar par jour, les grévistes occupent des usines, les ateliers du chemin de fer et sacca­gent les bureaux d’un patron. Au cours d’une émeute, Édouard Beaudoire, un ouvrier d’origine française, est abattu par l’un des soldats envoyés par le gouvernement. Des rapports militaires le qualifient de militant socialiste et d’ancien com­munard. De son côté, La Minerve du 14 juin 1878 affirme que la victime était un « pauvre infortuné [qui] n’avait pris aucune part à l’émeute, mais s’était imprudemment placé parmi les émeutiers [...] ». L’article en question mentionne aussi que « parmi les meneurs étaient plusieurs communistes parisiens », dont un certain François Forrest. S’il est probable que ce dernier soit né en France, il n’y a en revanche aucune preuve de sa participation à la Commune.

 

Quebec  - Affiche  du 18 juin 1878  concernant les emeutes ouvrieres
Quebec  - Affiche  du 18 juin 1878  concernant les emeutes ouvrieres

 

Le communard comme figure repous­soir.

L’arrivée massive d’immigrants français au Canada entre 1871 et 1874 ne trouve pas son origine dans les événements politiques qui bouleversent la France en 1870-1871. Elle est sans doute bien davantage imputable au phé­nomène d’exode rural alors en plein essor. La mise en place au même moment de politiques de recrutement par le gouvernement canadien oriente une partie de ce flux de personnes vers le Canada avant qu’il ne s’estompe sous l’effet de la Grande Dépression. Cela dit, il n’est pas impossible que des individus impliqués de près ou de loin dans les diverses Communes de 1871 se soient réfugiés au Canada pour échap­per à la répression et se bâtir une nouvelle vie. Toutefois, il ressort que les communards ont surtout été présents au Canada en tant que figure repoussoir lors de conflits sociaux et politiques. Mobilisée par les élites politico-religieuses, elle s’est avérée efficace pour dénigrer un parti politique adverse, un mouve­ment social ou encore une immigration fran­çaise jugée médiocre dans un contexte d’hos­tilité vis-à-vis de l’émergence d’une France républicaine.

 

SIMON BALLOUD

Ph. D.,Université de Saint-Boniface (Canada)

 

Notes

(1) Michel Cordillot, Utopistes et exilés du Nouveau Monde : des Français aux États-Unis de 1848 à la Commune, Paris, Vendémiaire, 2013.

(2) Mathieu Houle-Courcelles, Sur les traces de l’anarchisme au Québec (1860-1960), Montréal, Lux Éditeur, 2008, p. 26.

(3) Oscar Dunn, « Assemblée des Français à Montréal », L’Opinion publique, vol. 5, n° 33, 13 août 1874, p. 397.

(4) Parfois orthographié « D’abrigeon » dans d’autres articles.

(5) Pierre Savard, Le Consulat général de France à Québec et à Montréal de 1859 à 1914, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1970.

(6) https://maitron.fr/spip.php?article135943, notice HUMBERT Alphonse [HUMBERT Jean, Joseph, Alphonse].

(7) Archives départementales du Val-de-Marne, MAISONSALFORT/1E10. Maisons-Alfort intègre le département du Val-de-Marne à sa création en 1965.

(8) https://gw.geneanet.org/bastide?lang=fr&iz=1163&p=henri+francois+humbert&n=dabrigeon

Dernières publications sur le site