Les grands travaux haussmanniens, entrepris dès 1853 et poursuivis jusqu’en 1870, ont nourri la spéculation et libéré le cœur de la ville pour y loger luxueusement les bourgeois. Inversement, ils ont mis à la rue les habitants les plus pauvres et les ont contraints de quitter le centre urbain. La loi du 16 juin 1859 qui rattache à la capitale onze communes périphériques et d’importantes portions du territoire de treize autres communes, doublant ainsi sa superficie, accentue le phénomène [1].
Elle donne à Paris la physionomie qui perdure aujourd’hui : les riches bourgeois dans les immeubles élégants et monumentaux du centre ville et de l’ouest parisien, les classes laborieuses dans de plus modestes constructions à la périphérie.

Les ouvriers se sont regroupés dans quelques uns des arrondissements périphériques nouvellement créés (XIe, XIIe, XIIIe, XIVe, XVe, XIXe, XXe) et en banlieue. Les conditions de logement sont déplorables. Les logements sont exigus, souvent insalubres, et les loyers élevés : 250 francs pour une chambre. Avec de tels loyers, le surpeuplement est naturellement la règle. On trouve à l’époque dans ces nouveaux arrondissements périphériques les mêmes problèmes qu’aujourd’hui dans certaines banlieues ! Cela n’a rien d’étonnant car la politique des bourgeois à l’égard du peuple n’a pas fondamentalement évolué depuis. L’important pour les nantis c’est de demeurer entre soi, de consacrer l’argent public à l’amélioration exclusive de leur environnement et d’éviter à tout prix la mixité sociale.

rue Champlain à Ménilmontant Photo Charles Marville vers 1877
rue Champlain à Ménilmontant - Photo Charles Marville vers 1877

 

Les grands travaux.

Napoléon III a pour ambition de remodeler la capitale. Il poursuit plusieurs objectifs : lutter contre l’insalubrité, améliorer les axes de communication, mais aussi faciliter le maintien de l’ordre public et éloigner des Tuileries les ouvriers, fauteurs de trouble potentiels : le souvenir des événements de 1848 est encore très frais !

Le discours officiel met l’accent sur l’hygiène. L’hygiène est au goût du jour. Le baron Eugène Georges Haussmann dit la privilégier dans sa conception de l’urbanisme : il souhaite aérer l’habitat, y faire pénétrer le soleil et la lumière, afin de le rendre moins insalubre [2]. Napoléon III lui-même se dit être préoccupé par l’extinction du paupérisme auquel il consacre un ouvrage en 1854. On peut y lire :

L’industrie broie également dans ses rouages les hommes, comme la matière. Elle dépeuple les campagnes, agglomère les populations dans des espaces sans air, affaiblit l’esprit comme le corps et jette ensuite sur le pavé, quand elle n’en sait plus que faire, les hommes qui ont sacrifié leur force, leur jeunesse, leur existence »

Cette politique hygiéniste n’est pas exempte d’arrière-pensées : dans les années soixante, l’Empire cherche, en effet, à se concilier le monde ouvrier pour contrebalancer son opposition libérale, celle des républicains et des orléanistes.

En réalité pourtant, c’est bien la spéculation, le désir d’offrir un cadre de vie privilégié à la bourgeoisie et le souci de créer des axes facilitant tout à la fois la circulation et le maintien de l’ordre qui jouent le rôle prépondérant en matière d’urbanisme.

Les fortifications.

Le problème de la fortification de la capitale prit un caractère d’urgence sous la monarchie de juillet : déjà l’invasion étrangère subie par les Parisiens en 1814 avait laissé un bien mauvais souvenir, mais la crise d’Orient en 1840 et ses répercussions européennes achevèrent de convaincre Louis-Philippe de la nécessité de fortifier Paris.

Deux conceptions s’opposaient toutefois : l’une consistait à établir une enceinte bastionnée continue à quelques kilomètres des limites de la ville, l’autre de bâtir au delà une ligne de forts discontinue sur les hauteurs environnantes. Louis-Philippe et son président du Conseil, Adolphe Thiers, décidèrent de cumuler les deux approches : enceinte bastionnée et forts avancés. Les travaux furent menés rondement – sans même attendre la promulgation de la loi du 3 avril 1841 – entre 1840 et 1846. La nouvelle enceinte, qui englobait douze communes limitrophes, avait 140 m de large (à laquelle il convient d’ajouter une zone inconstructible à l’extérieur de 250 m) et près de 34 km de longueur.

Les fortifications, ici à la poterne des peupliers dans le XIIIe. Photo Eugène Atget vers 1913
Les fortifications, ici à la poterne des peupliers dans le XIIIe. Photo Eugène Atget vers 1913

 

Le statut de l’espace compris entre les deux enceintes — le mur des fermiers généraux, d’une part, et les nouvelles fortifications [3], d’autre part — était quelque peu hybride et posait tout naturellement le problème de son rattachement à Paris. Partisans et opposants s’affrontaient : l’enjeu

principal pour ces derniers était de continuer à ne pas être passible de l’octroi. Dans la couronne, en effet, « la présence d’une main d’œuvre abondante, trouvant à se loger à moindre coût, les terrains libres et peu chers, l’exemption du droit d’octroi sur les matières premières utilisées favorisèrent l’implantation d’entreprises industrielles. […] Entre 1831 et 1856, la population de la couronne passa de 75 574 à 364 257 habitants  » [4].

La loi du 16 juin 1859.

Cette loi sur l’extension des limites de Paris stipule, dans son article 1er :

Les limites de Paris sont portées jusqu’au pied du glacis de l’enceinte fortifiée. En conséquence, les communes de Passy, Auteuil, Batignolles-Monceau, Mont-martre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle sont supprimées. Sont annexés à Paris les territoires ou portions de territoire de ces communes et des communes de Neuilly, Clichy, Saint-Ouen, Aubervilliers, Pantin, Prés-Saint-Gervais, Saint-Mandé, Bagnolet, Ivry, Gentilly, Montrouge, Vanves et Issy, compris dans les limites fixées par le paragraphe 1er .

La suite de cet article en rattache les portions de territoires hors fortifications à des communes voisines : Boulogne, Clichy, Saint-Ouen, Saint-Denis, Aubervilliers, Montreuil, Bagnolet et Charenton.

L’article 2 divise la nouvelle commune de Paris en vingt arrondissements municipaux «  formant autant de cantons de justice de paix », tandis que l’article 3 institue un conseil municipal de Paris composé de soixante membres (dont deux pour chacun des arrondissements) nommés par l’Empereur. « Chaque arrondissement aura un maire et deux adjoints  ».

L’article 4 dispose : « A partir du 1er janvier 1860, le régime de l’octroi de Paris sera étendu jusqu’aux nouvelles limites de cette ville », mais l’article 5 institue un régime transitoire de dix ans pour les entrepôts et les usines situés sur les territoires nouvellement annexés.

Le baron Haussmann (1809-1891)
Le baron Haussmann (1809-1891)

Les conséquences de la loi de 1859.

Le découpage des nouveaux arrondissements n’est pas exempt d’arrière-pensées politiques. Les révolutionnaires de 1795 avaient découpé le Paris d’alors en douze arrondissements radiaux afin d’y rassembler les pauvres des quartiers les plus centraux avec les riches de la périphérie. En 1859, c’est la démarche inverse qui est adoptée : les bourgeois sont regroupés dans les arrondissements de l’ouest et du centre qui viennent d’être modernisés par Haussmann, tandis que les ouvriers sont amenés à habiter les arrondissements périphériques. Plus machiavéliquement encore, le découpage s’efforce d’amoindrir la solidarité des ouvriers en cassant leur habitat : c’est ainsi que l’ancienne commune de Belleville est volontairement scindée entre le XIXe et le XXe arrondissement ; de même, le faubourg Saint-Antoine entre le XIe et le XIIe.

Carte de Paris en 1866
Carte de Paris en 1866

 

L’agrandissement de Paris va, tout d’abord, favoriser la construction pour le peuple de logements de médiocre qualité dans les arrondissements de la couronne qui connaîtra, de ce fait, un fort accroissement de densité et de population.

L’extension du régime de l’octroi aux communes rattachées aura pour effet, par la suite, d’accroître le coût de la vie de leurs habitants et d’inciter en conséquence les plus pauvres à chercher leur logement au delà de l’enceinte de Thiers, toujours plus loin du centre de la capitale et même de leur lieu de travail. Les plus démunis s’installeront sur « la zone » dans de véritables bidonvilles, faits de roulottes et de cabanes en planches ou en carreaux de plâtre. Cette situation est d’autant plus insupportable qu’à cette époque les transports en commun ne desservent pas encore les quartiers périphériques.

L’acuité des problèmes met en lumière les difficultés des Parisiens et notamment celle du monde ouvrier à la veille du soulèvement de mars 1871. Elle explique, conjointement avec le rejet de l’attitude laxiste du gouvernement de défense nationale à l’égard des Prussiens, le soutien du peuple de Paris à la Commune et à sa lutte contre le gouvernement de Thiers.

Cette période de l’histoire permet aussi de détecter pour la première fois aussi clairement les véritables sentiments que les classes dirigeantes, malgré leur double langage, éprouvent pour le peuple. Elles veulent, en tout premier lieu, le rejeter le plus loin possible du cœur de Paris où sont situés les centres de décision :

L’octroi devient une arme pour dissuader les industriels de demeurer ou de s’établir dans la zone neutre intra-muros, le but implicite étant de diminuer l’importance de la classe ouvrière dans la ville. [5]

Toutefois, l’hostilité de la bourgeoisie à l’égard des plus défavorisés atteint une intensité qui peut surprendre : elle traduit en effet non seulement un grand mépris pour le peuple, mais aussi et sans doute parce qu’elle en a peur, une véritable haine du mouvement ouvrier. Il faut souligner cet aspect qui éclaire la brutalité de la semaine sanglante et la violence de la répression qui la suit.

 

GEORGES BEISSON


Notes

[1] La nouvelle commune de Paris recouvre 7 802 hectares et regroupe 1, 6 million d’habitants.

[2] La construction de 600 km d’égouts et l’aménagement systématique de trottoirs et de caniveaux doivent bien cependant être portés au crédit de cette politique.

[3] Mur d’octroi construit tout autour de Paris par l’architecte Claude Nicolas Ledoux entre 1785 et 1788 à la demande de la Ferme générale.

[4] Danielle Chadych & Dominique Leborgne, Atlas de Paris, Parigramme, 1999, p. 148.

[5] Danielle Chadych & Dominique Leborgne, op. cit., p. 153.

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