Article de Maxime Vuillaume paru dans Le Floréal du 29 mai 1920

Aux obsèques de Fränkel, élu de la Commune par le 13e, en même temps que Léo Melliet, Duval et Chardon. Nous sommes là un groupe d’amis, Avrial, membre de la Commune du 11e. Francis Privé, de la Corderie et du Comité des vingt arrondissements. André Alavoine qui fut administrateur de l’Imprimerie nationale. Je possède, dans la collection de mes documents, le manuscrit original de l’affiche, datée du 28 février 1871, demandant à la Garde nationale, au nom du Comité central récemment formé, « d’éviter (lors de l’entrée des Prussiens) toute agression qui serait le renversement immédiat de la République ». Le manuscrit signé des membres du Comité, est tout entier de la main d’Alavoine. Il est tel qu’il a été envoyé à l’imprimerie Morris, avec le bon à tirer et les cachets de la Fédération.
On cause sous la pluie fine d’une rafale de mars. 

 

Maxime Vuillaume (1844-1925)

Maxime Vuillaume (1844-1925)

— Temps de chien ! dit Privé. Ne dirait-on pas que nous sommes au jour de l’entrée des Versaillais dans le Père-Lachaise… ? Il pleuvait aussi, ce jour-là… Tu t’en souviens, Alavoine… 

— Oui… j’étais aux pièces. Nous gravissons la rude montée, tout en évoquant les vieux souvenirs. 

— C’est le mardi — dit Alavoine — que les canons du Père-Lachaise ont commencé de tirer… Une dizaine de pièces de 7 avaient été installées là-haut, non loin de l’énorme pyramide de pierre blanche dont nous allons voir tout à l’heure, au-dessus des arbres, la cime dorée… Le monument de Félix de Beaujour… Nous tirions à toute volée sur les quartiers envahis par les Versaillais… La nuit venue, le spectacle était terrifiant… Paris brûlait… La Cour des Comptes, les Tuileries, la Préfecture de Police, l’Hôtel de Ville… Une traînée de flammes… Le ciel tout embrasé… Le vendredi, la pluie commença de tomber… Alors ce fut lugubre. La ville entière était comme recouverte d’un énorme manteau de poix, d’où s’échappaient des flammes… Montmartre nous bombardait. autour de nous, les tombes volaient en éclats, fracassées… Les munitions manquaient. C’est cette pénurie d’obus qui nous força de cesser le tir, le samedi, un peu avant midi. Les Versaillais devaient envahir bientôt le cimetière, par la brèche de la rue des Rondeaux… 

— Près du Mur… 

— Oui. Tout près. A cette même place, dans la nuit du mercredi au jeudi, on vint mettre en terre les fusillés de la Roquette. Darboy, Deguerry, Bonjean, les autres. Nous étions arrivés à l’avenue transversale. Sans nous être consultés, d’instinct, nous tournons à gauche. Une centaine de pas, et nous voici à la pyramide. Nous descendons l’avenue Casimir-Delavigne… Un large terre-plein… 

— C’est là, dit Alavoine. Là, pendant trois jours j’ai tiré comme un enragé… Une vingtaine d’artilleurs. Presque tous, le samedi matin, blessés… Ils tiraient, tiraient sans relâche… Nous avions ouvert les portes des caveaux. L’énorme salle circulaire de la pyramide servait d’arsenal… Nous avions aussi des munitions dans le caveau de Morny, que vous voyez là, sur le côté… Si le bruit de la canonnade l’a réveillé, celui-là, qu’a-t-il dû penser ? …

Panorama des incendies dans Paris du 23 au 25 mai - Lithographie d'Auguste Victor Deroy  (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)

Panorama des incendies dans Paris du 23 au 25 mai - Lithographie d'Auguste Victor Deroy  (source : © Musée Carnavalet – Histoire de Paris)


À tour de rôle, nos artilleurs, qui tombaient de fatigue et de sommeil, allaient se reposer dans la pyramide. J’y ai admirablement dormi une nuit, dans le fracas des détonations. Je ne m’étais pas reposé, je crois, depuis l’entrée des Versaillais dans Paris… Le jeudi, un obus nous tue un cheval. Il ne faut pas songer à l’enlever. Bientôt il empeste l’air… Nous vivons dans le tonnerre et la fumée. C’est à peine si, de loin en loin, quelque nouvelle apportée par un combattant, nous renseigne sur les fluctuations de la bataille… Le vendredi, dans après-midi, je descends. Je croise, sur le boulevard Ménilmontant, le cortège des otages que l’on conduit rue Haxo. Je les accompagne. Le soir, je remonte aux pièces… Plus de munitions, le samedi. On apporte un chargement qui n’est pas de calibre… C’est fini. Les Versaillais sont tout près… Il faut partir. Nous enclouons nos pièces… 

— Et Dombrovski ? demandai- je. 

— J’oubliais… Dans l’après-midi du mercredi, on vient nous avertir qu’on va rendre les derniers honneurs au général, blessé mortellement à la barricade de la rue Myrrha, mort à Lariboisière et transporté à l’Hôtel de Ville… Nous décidons de cesser le feu. Nous descendons tous… Vermorel, Brunereau sont là… Le corps du général est enveloppé d’un drapeau rouge… On le dépose dans un caveau. Vermorel qui, le lendemain, sera, à son tour, blessé mortellement, embrasse le général… Nous saluons une dernière fois sa dépouille héroïque… Puis nous remontons aux pièces…

 

Le coup de feu dans les tombes

Combats de la Commune de Paris au Père-Lachaise le 27 mai 1871 (source : Le Monde Illustré du 24 juin 1871)
Combats de la Commune de Paris au Père-Lachaise le 27 mai 1871 (source : Le Monde Illustré du 24 juin 1871)

 

À son tour, Privé parle. 

— Quand je quittai les pièces, les Versaillais n’étaient pas entrés… Bientôt, un bruit d’armes me fit dresser l’oreille. Ils étaient là…
Avec une dizaine d’hommes, je m’abritai derrière un bouquet de cyprès… Nous ne tardâmes pas à entendre le pétillement de la fusillade et les cris des combattants… On se battait furieusement sur l’emplacement des pièces et aux alentours… Mais descendons. Je retrouverai bien l’endroit où, pendant des heures et des heures, j’ai canardé les fusiliers-marins. Nous voici au rond-point où s’élève le monument de Casimir-Périer. 

— C’est là, dit Privé. A ces cyprès, nous avions accroché un drapeau rouge. Nous avions avec nous un gamin qui rechargeait nos chassepots. Derrière chaque bouquet d’arbres, derrière chaque tombe, des combattants, décidés à vendre chèrement leur peau… A la nuit, les fusiliers-marins se rapprochèrent de nous. A minuit, ils ne nous avaient pas fait reculer. Nous tirions toujours. Enfin, nous nous vîmes cernés. Ils avaient filé le long du mur d’enceinte… Nous étions acculés au fond du cimetière… Mon chassepot -j’en avais deuxième brûlait les doigts… Le gamin me suivait…
Je courus au mur d’enceinte, derrière la Conservation… Il n’y avait qu’à le franchir, pour être rue du Repos… Je me hissai sur la crête du mur… Mais la rue est à trois ou quatre mètres en contre-bas. Je m’accrochai par les mains, et me laissai tomber 

— Et le gamin… 

— Je ne l’ai jamais revu… Il fit comme moi et il a dû s’enfuir… J’étais plein de boue. Mes vêtements, trempés, tout blancs d’avoir frotté les tombes… Mes mains noires de poudre… Une lumière… J’entre. Personne. Pas une âme…Je pousse jusqu’à la cuisine. Une grosse fille astique des couteaux… De l’eau. Je me lave les mains. Je me nettoie. Je suis présentable…
Je pourrai circuler à travers les troupes pour chercher un abri… J’ai mon pistolet dans ma ceinture… Je n’ai pu me résoudre à m’en séparer… Dans la matinée, après avoir erré, je suis boulevard Voltaire. Partout des morts. Du sang. le long de la devanture d’un « bois et charbons », une dizaine de fusillés. Dans une pissotière, deux jeunes femmes, mortes, dont les bas blancs sont tachés de rouge… Je serre instinctivement la crosse de mon revolver…

 

Les fusillés du dimanche

Au Mur des Fédérés, dessin de Denis Desroches, 28 mai 1871
Au Mur des Fédérés, dessin de Denis Desroches, 28 mai 1871

Longtemps après. Je retourne au Père-Lachaise. J’entre à la Conservation… Je demande le registre des entrées de l’année 1871, que j’ai besoin de consulter. Je lis, à la date du 24 mai : « Dombrovski, général de la Commune, déposé au caveau Brizard, case n°7 ». C’est la seule inscription. Les cours martiales de la Roquette et de Mazas n’ont pas encore envoyé leur affreux chargement.

Un employé de la Conservation, M. L…, était là en 1871. Il a vu, avant leur exécution, les fusillés qui ont été ensevelis au Mur. 

— C’était le dimanche, me dit M. L…, aux premières heures de la matinée. Le lendemain de la prise du cimetière. Au bas de l’allée principale, tout près de la porte d’entrée du boulevard Ménilmontant. Un fort groupe d’hommes. Fédérés en uniforme. Civils, en jaquette et en blouse. Ils étaient environ cent cinquante. Gardés par un piquet de soldats… Brusquement un officier supérieur entre… « Conduisez-moi tout ça là-haut. » L’officier qui commande le piquet de soldats, un lieutenant de fusiliers-marins, se place en tête du cortège. Ils montent. Une demi-heure, peutêtre un quart d’heure après, j’entends les feux de peloton… 

— D’où venaient ces prisonniers ? 

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais rien su. J’en ai souvent causé avec des collègues, employés comme moi à la Conservation… Des alentours du Père-Lachaise. Des barricades. Des perquisitions. Je vous le répète, il y avait de tout dans ce groupe. Des fédérés. Ceux-là pouvaient avoir été pris en combattant. Les autres, en civil. On avait dû les arrêter un peu partout chez eux, dans la rue… Quand ils partirent pour là-haut, ils passèrent devant moi… L’officier, un jeune, un très jeune lieutenant, était blanc comme un linge…

Autre visite au Père-Lachaise. Un ami m’a conduit chez M. F…, ancien entrepreneur de sépultures. M. F…, qui a 75 ans sonnés, a fait inhumer, le lundi 29 mai, les infortunés tombés sous les feux de peloton des soldats. Tout de suite, M. F…, alerte et vigoureux comme aux jours de sa jeunesse, parle : 

— Oui, c’est moi qui les ai fait mettre en terre, le lundi. Au pied du Mur. Vous pouvez être sûr qu’ils y sont. J’ai dirigé toute l’opération, sur place. Oh ! ce n’était pas gai, je vous le certifie… Si vous voulez, nous allons monter ensemble là-haut…
Nous sortons, nous entrons dans le cimetière par la petite porte de la rue du Repos. Nous grimpons, grimpons. Le vieillard semble infatigable. Il nous nomme l’un après l’autre, les monuments funéraires qu’il a construits. 

— Vous avez vu le cimetière après la bataille ? 

— Oui, dès le lendemain… le dimanche. J’avais hâte de voir les dégâts… J’ai construit tant de tombes ici… Un peu partout, les tombeaux étaient écornés par la fusillade, et, surtout, par les obus de Montmartre… Là où on s’était battu, presque corps à corps, le terrain était ravagé, les arbres brisés, les monuments renversés… Des morts, fédérés et soldats, partout… jusque dans les tombeaux. On ne les avait pas encore relevés… La lutte avait été, cela se voyait, particulièrement vive autour de la pyramide Beaujour et dans les divisions voisines, autour des tombes de Charles Nodier et de Balzac entre autres… Au terre-plein des pièces, les grands caveaux qui le bordent étaient presque tous défoncés, les statues à demi brisées… Toute une dévastation… Le sol jonché de couronnes, de grilles arrachées… Les pièces de canon étaient encore là, quelques-unes renversées…

 

Au pied du mur

Le Triomphe de l’Ordre, d’Ernest Picchio
Le Triomphe de l’Ordre, d’Ernest Picchio

 

Tout en causant, nous sommes arrivés en face du Mur.

— Ce chemin, nous dit M. F…, qui longe le mur, n’existait pas en 1871. Face au Mur, des terrains incultes, avec des trous, des puits, ouvertures d’anciennes carrières. C’est là qu’on creusa d’immenses fosses, pour ensevelir, en janvier 1871, les morts de Buzenval. Je puis vous en parler. C’est moi qui les fis inhumer… Je les recouvris d’une épaisse couche de goudron, la petite vérole ayant sévi pendant les derniers mois du siège de Paris… C’est ici sur ce tertre, en face du Mur, que furent fusillés les 145 hommes que j’ai fait ensevelir…

— Ils étaient cent quarante-cinq ?

— Laissez-moi raconter… Le lundi 29 mai, un employé de la Conservation du cimetière vint me trouver rue du Repos, où j’habitais déjà la même maison que vous avez vue. Il me dit qu’il s’agissait de mettre en terre des hommes fusillés la veille… Un ami était là. Il me demanda de m’accompagner… Nous montons … Sur le tertre, les morts… Un tas de morts. Presque tous pieds nus… Des soldats les gardent. Ils n’ont pas assisté à l’exécution…

Le vieillard était descendu dans la tranchée qui longe le Mur.

— Ils sont là, je puis l’affirmer… la tranchée était beaucoup plus profonde en 1871. Ce sont eux qui l’ont comblée… Ils sont là… Là. Je les ai fait recouvrir de goudron comme les morts de Buzenval… Ils ont été descendus, un à un, du tertre, par les soldats, et déposés dans la tranchée, au pied du Mur… Le soir, tout était fini.

— Vous les avez bien vus… comptés…

— Oh ! ce n’était pas beau ! Du sang partout… J’ai compté cent quarante-cinq cadavres. Vous ne pouvez croire ce que cela tient de place, cent quarante-cinq morts… Ils couvraient tout le tertre, en face du mur. Un instant, j’ai songé à l’ami qui m’avait accompagné. Je le cherchais des yeux. Je le vis, livide, appuyé aux brancards d’une charrette… Il faut avoir le cœur solide pour contempler ces choses affreuses…

— Vous n’avez eu aucun détail sur la fusillade…

— Voici ce qu’un soldat m’a raconté. Un des infortunés, quand il vit se former le peloton, s’enfuit. Il s’enfonça dans un des trous qui perçaient alors le tertre… Le soldat court après lui. Il abaisse son arme, fait feu, le tue… Il abandonne le mort… Le cadavre était encore là, au bord du trou, quand j’ai fait relever les fusillés.

Un autre soldat me dit que, la veille, après l’exécution, on a fouillé les morts… Dans la poche de l’un d’eux, une lettre, écrite au crayon… Le soldat possède la feuille. Il me lit : « Ma chère femme, je t’écris de la prison de Mazas. Je ne voulais pas servir la Commune, mais j’y ai été forcé. Nous avons voulu nous échapper par la porte de Romainville. Les Prussiens nous ont arrêtés et nous ont remis aux gendarmes, qui nous ont conduits à Mazas… » C’est tout. La lettre est restée inachevée. L’adresse était inscrite. Autant qu’il me souvienne, celui qui écrivit ces lignes était un instituteur de la Marne, ou de la Seine-et-Marne…

Nous redescendons… Nous sommes boulevard Ménilmontant.

— Vous avez vu le quartier, après la bataille…

— Un spectacle épouvantable… Tout le long du mur du Père-Lachaise, on a fusillé… Quelques jours après, je rencontrai le général L… que je connaissais de longue date, pour avoir réparé le monument de sa famille : «  Le soldat fusillait tout, me dit-il. Impossible de l’arrêter. Il fusillait tout le monde. Le passant comme l’insurgé. » Pendant deux jours, ici où nous sommes, on a marché sur des cervelles humaines… On avait emporté les morts. Mais on avait laissé, dans la hâte de l’enlèvement, ces effroyables témoins du massacre…

 

MAXIME VUILLAUME

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