L’exposition « Paris 1874, inventer l’impressionnisme » du printemps dernier au musée d’Orsay a mis en lumière le rôle primordial d’un sculpteur sans qui l’exposition impressionniste n’aurait sans doute pas pu avoir lieu. La révolution esthétique, jusque-là célébrée par l’histoire de l’art, en cache une autre que l’on pourrait bien qualifier de communarde.
En effet, le groupe d’artistes qui exposa dans l’ancien atelier du photographe Nadar avait d’abord pris la liberté de se constituer en Société anonyme coopérative, dont le trésorier n’était autre que le communard Auguste Ottin. C’est lui seul qui prit le risque de déposer son adresse à la police, renouvelant ainsi le geste de Courbet avec son Pavillon du réalisme. Les deux artistes signifiaient par ces actes la fin du monopole de l’Académie des beaux-arts qui contrôlait le Salon, sans lequel aucune reconnaissance ne pouvait se faire. Rappelons qu’en 1874 peindre la Commune était interdit, ne parlons pas de la solidarité entre artistes ! L’exposition de la Société anonyme s’ouvrit le 15 avril avec 200 œuvres de 31 artistes, juste avant le Salon officiel le 1er mai avec 2000 œuvres.
QUI ÉTAIT AUGUSTE OTTIN DIT OTTIN PÈRE ?
Né en 1811 pendant le Premier empire, il est le fils d’un ouvrier socialiste et se forme au métier de sculpteur. Il obtient le prix de Rome et expose donc, de ce fait, régulièrement au Salon. À part cette importante ascension sociale, rien de particulièrement révolutionnaire. Comme pour Courbet, le milieu familial le sensibilise aux préoccupations sociales et il publie en 1870 une proposition de réforme intitulée « Organisation des arts du dessin, expositions publiques, encouragements, commandes officielles ». C’est dire qu’il ne perd pas de temps et profite aussitôt de l’ouverture offerte par la proclamation de la république le 4 septembre ! Le 6, une réunion au manège de la Sorbonne aboutit à la formation de la Commission artistique des musées nationaux comprenant des artistes de diverses pratiques dont Auguste Ottin lui-même. La précocité de cette organisation montre l’urgence de la demande et facilitera l’insertion des artistes dans les actes de la Commune. Auguste Ottin sera élu au comité de la Fédération des artistes lors de l’assemblée générale constitutive en avril 1871 avec Meyer, artiste industriel (qui travaille pour la création industrielle) que l’on retrouve aussi à l’exposition impressionniste. Il participe quotidiennement aux réunions et à la rédaction des décrets publiés au Journal officiel.
Pendant la Semaine sanglante, Auguste Ottin prend le risque d’abriter Benoît Malon et organise sa fuite avec l’aide de son fils, sculpteur lui aussi qui lui prête son passeport. Il l’accompagne jusqu’en Suisse et revient aussitôt à Paris. Pendant toute l’année suivante, il essaie
de fonder une école professionnelle de dessin mais la police multiplie les obstacles craignant le rétablissement d’une nouvelle Fédération des artistes et finit par dissoudre le Cercle de l’union syndicale créé en mai 1872 pour soutenir le projet. Auguste Ottin ne lâche rien et se présente sans succès aux élections municipales dans le vingtième arrondissement.
Les travaux commémoratifs d’État ayant besoin de sculpteurs, une embellie professionnelle se dessine pour cette profession et l’on oublie momentanément les engagements communards. C’est alors qu’Auguste Ottin monte le projet qui aboutira à la Société anonyme. Degas trouve le local et fait la tournée des ateliers pour motiver des candidats à l’exposition. Manet et Tissot refusent ne voulant pas s’aliéner le jury du Salon officiel. Berthe Morisot accepte malgré l’avis contraire de sa mère, dépositaire de l’autorité parentale après le récent décès de son père. À l’exposition de la Société anonyme, ils ne sont pas tous des paysagistes plus ou moins inspirés de la peinture poétique de Turner entrevue à Londres.
D’UNE EXPOSITION L’AUTRE
Au musée d’Orsay, les communards ont été regroupés dans une des premières salles comme pour mieux les opposer aux autres, alors qu’à l’exposition de la Société anonyme de 1874, ils étaient mélangés. Auguste Ottin exposait de nombreuses sculptures, le musée d’Orsay en a présenté deux, en marbre, Jeune fille tenant un vase et un buste représentant le peintre Ingres et conservé à l’Institut de France. Alfred Meyer était représenté par un émail du musée des Arts décoratifs, un portrait d’homme d’après Antonello de Messine. Félix Bracquemont n’est pas vraiment un communard puisqu’élu au Comité des artistes, il démissionne aussitôt et part rejoindre ses amis réfugiés à Londres. Le musée d’Orsay a présenté des gravures de lui en grand nombre exposées aussi bien à la Société anonyme qu’au Salon dont un portrait d’Ernest Hoschedé, lieutenant de la Garde nationale dont la fille épousera Monet. Quant à Auguste Lançon exposé dans la même salle, il était bien communard mais il n’avait pas participé à l’exposition de 1874. La Société anonyme renouvellera ses expositions en 1876 et 1877 avec, même, la parution d’un journal « impressionniste » contribuant ainsi à faire connaître les artistes comme l’avait souhaité la Fédération des artistes. Après ce coup de maître pas toujours bien repéré dans sa dimension politique, Ottin père continue à être surveillé par la police qui le suspecte d’appartenir à l’Internationale. Le chantier de reconstruction de l’Hôtel-de-Ville qui s’orne de 200 sculptures et l’amnistie des communards se conjuguent pour Auguste Ottin qui obtient le 14 avril 1881 la commande d’une statue représentant La tragédie qui se trouve encore aujourd’hui au 2e étage du monument côté Seine.
L’activisme professionnel du sculpteur a entraîné Eugène Pottier à lui dédier en 1884 un poème, Droit et devoirs, paru quelques années plus tard dans Chants révolutionnaires. Par-delà le renouvellement des styles, l’histoire de l’art aurait bénéfice à compléter ses recherches dans le domaine sociologique et professionnel du milieu artistique, encore largement insuffisantes.
EUGÉNIE DUBREUIL