Ce n’est pas suffisant pour vivre, aussi demande-t-il au surintendant des Beaux-Arts une « attribution de secours » appuyée par une recommandation très favorable de Gérôme. Il s’installe à Paris dans le quartier de Plaisance, dans un pauvre garni, rue du Château, près de Montparnasse et fréquente dans la même rue le restaurant la Marmite, coopérative de consommation alimentaire affiliée à l’Internationale. Il peint beaucoup durant cette période, surtout des paysages, et on peut le rattacher à l’école de Barbizon. Avec la guerre de 1870, cet ardent patriote s’engage dans le 103e bataillon de la Garde nationale et participe au lancement de La Résistance, journal démocrate et socialiste du XIVe arrondissement, partisan de la lutte à outrance. Il demande une sortie en masse contre les Prussiens. Le 11 mars 1871, à l’assemblée générale des délégués des bataillons du XIVe arrondissement, très populaire, il est élu à l’unanimité chef de la légion et devient, à 21 ans, le « colonel Henry » pour commander près de 9 000 hommes ! Le 18 mars, il organise la construction des barricades dans le XIVe arrondissement puis, dans les jours suivants, administre son quartier. Lors de la sortie sur le plateau de Châtillon, le 4 avril, Henry est fait prisonnier et amené à Versailles sous les insultes et les crachats. Un correspondant du Daily News (7 avril) écrit :
« Le héros de la journée fut Henry qui marchait en tête de la colonne des prisonniers, si beau, si viril, si plein d’aisance, si indifférent au sort qui l’attendait […]. Des gredins odieux l’ont insulté. »
Par contre, lors de son procès en avril 1872, il pensera surtout à sauver sa tête en amoindrissant son rôle : condamné à mort par le 19e conseil de guerre, il est gracié et sa peine commuée en déportation en enceinte fortifiée en Nouvelle-Calédonie.
La déportation en Nouvelle-Calédonie
Il se consacre alors à fond à la peinture à l’huile. Il écrit à sa mère :
« J’en ai plusieurs sur le chevalet et je suis en train de faire un tableau tiré de l’Enfer de Dante. »
Il présente à l’exposition de Nouméa en mars 1876 une peinture, Hamlet et le fossoyeur, qui reçoit la mention honorable. Il participe aussi à une exposition internationale à Sydney, où il obtient du succès. C’est lui encore qui érige le mausolée en hommage à Emma Piffault [2], avec une statue en terre cuite à son sommet (1877). Après le départ des déportés (1880), le mausolée est plusieurs fois profané, puis rasé en 1971 (la tête de la statue est conservée au musée de Nouméa). En dehors des peintures à l’huile, il fait des sculptures en terre cuite, dont un pot à tabac représentant un Kanak de façon très réaliste, qui est aujourd’hui au musée de Nouméa. Il s’intéresse beaucoup à la végétation de l’île et réalise des terres cuites de la flore du pays. Cette attirance pour la flore comme élément décoratif s’épanouira dans sa conception de l’art décoratif qui fera son succès en Australie. Lui-même et sa mère envoient des lettres de demande de grâce en 1876 qui sont rejetées, mais finalement il est amnistié le 15 janvier 1879. Son casier de déportation indique qu’il est « atteint de phtisie pulmonaire très avancée » et que, selon le médecin major « il n’a pas plus qu’un an à vivre. » Avant son départ il réalise une magnifique peinture sur les insulaires de l’île, qui est aujourd’hui en Australie.
Le séjour en australie
Pourquoi décide-t-il de partir en Australie au lieu de revenir en France ? Son succès à l’exposition de Sydney lui fait espérer une réussite artistique et économique, comme il l’écrit dans une lettre à sa mère (12 juillet 1876) :
« Je m’étais dit que si je restais en Australie au jour où je serai libre, ce ne serait qu’au cas où, dans quelques années, je pourrais amasser de quoi nous faire un nid comme nous le rêvons tous les deux. »
Par ailleurs, il a fait la connaissance de la veuve du Dr Rastoul, déporté politique qu’elle avait rejoint sur l’île avec ses deux enfants. Mais le docteur s’est noyé dans une tentative d’évasion collective en mer (1875), sa femme a été expulsée et s’est installée à Sydney en 1874. Lucien Henry, qui arrive en Australie en juin 1879 sans le sou, sans parler l’anglais, va sans doute rejoindre Juliette Rastoul, née Lebeau (c’est lui qui a construit le mausolée de sa fille), qui s’est bien établie comme professeur de français et ils vont se marier à Sydney, le 6 janvier 1880, selon le rite presbytérien. Trois mois après son arrivée à Sydney, il fait sa propre publicité dans les journaux locaux, soulignant sa formation à l’École des Beaux-Arts de Paris et se proposant comme enseignant de dessin, peinture et sculpture.
La réussite de Lucien Henry est remarquablement rapide, car il arrive au bon moment : l’exposition internationale de Sydney a lieu en septembre 1879 ; c’est la première du genre dans l’hémisphère sud. Henry y présente le buste d’un juge important, et un bronze. Il obtient la mention honorable et remporte la médaille de bronze. Il reçoit des commandes de particuliers et donne des cours. Dès 1880, il est invité par des artistes australiens à se joindre à eux pour créer la Société d’Art de la Nouvelle-Galles du Sud [3]. Henry participe à la première exposition avec deux tableaux, six gravures et cinq sculptures. Il donne aussi une conférence publique sur « Art et design ». Il est engagé au Sydney Technical College pour y enseigner la géométrie, la perspective, le dessin à main levée et le modelage. Son cours remporte un grand succès : sa classe passe de 9 à 50 étudiants. En 1883, les étudiants d’Henry, à l’occasion d’une exposition publique de leurs travaux, sont couverts de louange par la presse. Mais surtout Henry va jouer un rôle de premier plan dans la définition d’un art décoratif spécifiquement australien, contribuant à la création d’une identité nationale [4].
Selon lui, cet art doit s’exprimer dans tous les domaines : l’architecture, le design, les papiers peints, les vitraux, les bijoux, la sculpture, etc. Dans le prolongement de ses recherches sur la flore lors de sa déportation, il s’intéresse à la flore spécifiquement australienne avec surtout le waratah, grand arbuste de trois ou quatre mètres de hauteur, avec de grosses fleurs rouges, emblème de la Nouvelle-Galles du Sud, les staghorns, énormes fougères australiennes et d’autres plantes indigènes. Lucien Henry va aussi décorer la mairie de Sydney dont les vitraux sont son oeuvre magistrale (1888). Un critique australien suggère que, peut-être, il aurait été en contact en Nouvelle-Calédonie avec des déportés kabyles, suite à leur insurrection en Algérie en 1871, car on retrouve dans ses dessins beaucoup d’éléments mauresques : des motifs répétés, combinant un cercle avec des formes primaires de triangle, hexagone et carré. Il donne l’exemple de son projet de fontaine dans un parc public, avec un dôme en forme de fleur de waratah rouge, dans un style islamique. En pleine réussite, Henry décide pourtant de revenir en France pour faire publier un livre qui lui tient à coeur, sur l’art décoratif australien.
Un grand banquet est organisé en son honneur par ses confrères à l’occasion de son départ le 25 mai 1891. Il est accompagné d’une de ses élèves, Fanny Harriet Broadhurst, âgée de 28 ans, avec laquelle il s’est mis en ménage.
Le retour en France
Ce retour va se révéler décevant. Certes, Henry réussit à faire publier son petit livre de contes, The Waratah : Australian legend, illustré par lui-même, (Neal’s English Library, Paris, 1891). Le livre est bien accueilli en Australie et le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud lui commande deux cents exemplaires qui seront distribués dans les écoles et collèges, comme matériel didactique. Mais son grand projet d’éditer son livre sur les arts décoratifs australiens, avec tous ses dessins et aquarelles, échoue. Il part s’installer dans une maison à Saint-Léonard-de-Noblat, dans la Haute-Vienne, où sa compagne accouche en 1892 d’un garçon, mais décède rapidement après. Et les ennuis s’accumulent : à Sydney une procédure de faillite a été lancée contre lui par son beau-fils, à l’initiative de sa femme, qui a aussi engagé une procédure de divorce. Malade, isolé, méconnu comme artiste, il décède le 10 mars 1896 à l’âge de 46 ans.
Mais il va connaître une vraie renaissance posthume, non pas en France, mais en Australie. En 2001, une grande exposition consacrée à Lucien Henry est organisée au Power Museum de Sydney, qui va durer six mois et est accompagnée de colloques animés par des professeurs et des critiques d’art. Un grand catalogue, Visions of a Republic, reprend les 215 illustrations (dessins, aquarelles, gravures, peintures) que Lucien Henry a voulu vainement faire éditer lors de son retour en France. Beaucoup ont été données au Musée de Sydney en 1911, et redécouvertes vers 1977 dans ses réserves avec émerveillement par les critiques.
À quand une exposition en France ?
PAUL LIDSKY
Références
Pierre-Henry Zaidman, Lucien-Félix Henry, colonel de la Commune, condamné à mort et artiste australien, Éditions du Baboune, 2000.
Visions of a Republic. The Work of Lucien Henry, Paris-Nouméa-Sydney, Powerhouse Publishing, 2001.
Notes
[1] On retrouvera l’influence de ce dernier lors de son séjour en Australie.
[2] Emma est une enfant de 9 ans, lorsqu’elle arrive en Nouvelle Calédonie avec sa mère Juliette Rastoul, venue rejoindre son mari déporté, le docteur Paul Rastoul. Elle supporte mal le climat, devient phtisique, et meurt à l’âge de 16 ans.
[3] L’État le plus peuplé d’Australie, dont Sydney est la capitale.
[4] L’Australie devient indépendante au début du XXe siècle.