Julien Tanguy (1825 – 1894). Broyeur de couleurs de son métier, il a été de ce petit peuple parisien qui a su accueillir les nouveaux peintres au moment où les officiels et les amateurs s’en détournaient. Il avait vécu les journées glorieuses et sanglantes de la Commune de Paris. Il est envoyé à Satory, puis emprisonné à Versailles, il est transféré sur un ponton de la rade de Brest le 6 avril 1872. Il est jugé par le 4è Conseil de guerre de Versailles qui le condamne le 25 mai 1872 à un an de prison et deux ans de surveillance. Il, semble-t-il, compensait une utopie perdue, par sa bonté, soutenant les peintres miséreux, méconnus et souvent méprisés.
Chez Tanguy, au 14 de la rue Clauzel, Paris IXè, furent réunis pour la première fois des travaux de SEURAT, CEZANNE, GAUGUIN et VAN GOGH.
C’est indiscutablement auprès de Van Gogh [1] qu’il joua un rôle des plus influents, c’est dans sa maison que Théo loua une chambre pour ranger les tableaux de son frère. C’est chez lui qu’il espérait faire venir le marchand Durand-Ruel.
Vincent, selon Emile Bernard [2], peintre et ami fidèle jusqu’au dernier jour, va éprouver pour Tanguy « une douce amitié ». Il était aussi, pour l’artiste, la figure même du révolutionnaire.
Dans ses engagements politiques et dans ses « convictions » artistiques… Tanguy aimait sans doute dans l’art les hardiesses qu’il ne voyait pas dans le progrès social. Il voulut que pour les jeunes artistes, sa boutique fût un foyer d’avant garde. Les idéaux de la Commune persistaient.
« À mon avis, Julien Tanguy s’était beaucoup plus laissé séduire par le socialisme de Vincent que par la peinture qu’il honorait toutefois comme une sorte de manifestation sensible de leurs communs espoirs d’avenir. »
Dans cette subtile formulation de Bernard, on a déjà une idée de ce que peut faire l’art pour « plus tard ».
Le mercredi 30 juillet 1890, il est parmi les quelques fidèles qui accompagnent Vincent à sa dernière demeure.
« Le Père Tanguy » mérite bien son étiquette de père.
Dépanneur des mauvais jours pour les jeunes artistes, il ne tira aucun profit de sa compréhension. La vente posthume de sa collection fut un échec. Il demeure lié à l’histoire de l’art pendant un quart de siècle et quel destin pour un boutiquier pour qui, nous semble-t-il, la Commune fut « vivace » bien au-delà de la semaine sanglante : l’écrivain Octave Mirbeau qui fit entrer son portrait par Vincent dans la collection d’Auguste Rodin, nous a laissé le récit d’une visite qu’il fit au Père Tanguy peu de temps après que Van Gogh se fut tué à Auvers-sur-Oise :
« Ah ! Le pauvre Vincent ! s’exclamait douloureusement Tanguy. Quel malheur, Monsieur Mirbeau ! Quel grand malheur ! Un pareil génie ! Et si bon garçon ! Tenez, je vais encore vous en montrer de ses chefs-d’œuvres ! »
Le Père Tanguy alla chercher des Van Gogh dans son arrière-boutique. Il revint avec quatre ou cinq toiles sur les bras et deux dans chaque main, dit Mirbeau, puis il les disposa amoureusement contre le dossier des chaises. Tout en cherchant pour les toiles le jour favorable, il continuait à gémir :
« Le pauvre Vincent ! C’en est-il des chefs-d’œuvre, oui ou non ? Et il en a ! Et c’est si beau, voyez-vous, que quand je les regarde, ça me donne un coup dans la poitrine… »
Oui, comme beaucoup d’autres, comme tant d’autres, humbles parmi les humbles, le Père Tanguy a bien mérité de notre reconnaissance.
Jean-Marc LEFEBURE
Notes :
[1] Vincent Van Gogh a peint trois portraits du Père Tanguy, dont l’un se trouve au Musée Rodin à Paris. On connaît aussi un dessin qui est une étude préparatoire à l’une de ces trois œuvres.
[2] Emile Bernard (1868 – 1941). Peintre impressionniste. Il connaît Van Gogh à l’école des Beaux-Arts dans l’atelier de CORNON. Son amitié ne se démentit jamais. Il fut proche des artistes les moins conformistes de son temps : Toulouse-Lautrec, Gauguin.