Nous avons déjà étudié, dans les numéros 73 et 74 de la revue, deux artistes déportés communards en Nouvelle-Calédonie, mais ils furent plus nombreux, même si aujourd’hui ils sont tous quasiment inconnus. On n’a enregistré leur nom que par les témoignages écrits par d’autres communards, qui ont publié des récits de leur déportation après leur retour en France, ou par leur signature au bas de gravures, dans les journaux publiés en déportation.

Comment expliquer cet anonymat ? Certes, la majorité de ces artistes n’avait pas encore « percé » mais surtout, comme le note Bertrand Tillier, « La déportation se doubla d’une tentative de liquidation des facultés artistiques des déportés. » (1)

Album de l’île des Pins du 27 juillet 1878 (source :  blog de Georges Coquilhat, Ma Nouvelle-Calédonie)
Album de l’île des Pins du 27 juillet 1878 - Première page du numéro 4 : le titre de la gravure, "Pirogue de guerre", est surtout motivé par le fait qu'on est alors en pleine insurrection canaque (source : blog de Georges Coquilhat, Ma Nouvelle-Calédonie)

Si Capellaro ou Lucien Henry résistèrent, d’autres sombrèrent, comme le note Louis Barron, déporté seulement en 1876, dans son récit Sous le drapeau rouge :

Quelle navrante misère chez tous les déportés (…) la captivité a exercé sur tous une influence morbide. Ils ont le corps décharné, les joues creuses, le teint décoloré, les yeux clairs et teintés de jaune des anémiés. L’exil, les souffrances morales de six années, un régime alimentaire insuffisant, l’oisiveté souvent absolue, un climat qui boit la vie, ont miné les plus robustes tempéraments. (2)

Malgré tout, certains résistèrent et, avec les moyens du bord, créèrent des bibelots, des objets en noix de coco, des pots à tabac, des coffrets en écailles, des terres cuites. Bien plus, des déportés commencèrent à pratiquer en amateurs le dessin et l’aquarelle pour échapper à un désœuvrement mortifère.

Un bon exemple fut la publication de journaux illustrés d’abord clandestins puis autorisés.

C’est essentiellement sur l’Île des Pins (où la plupart des artistes déportés furent affectés) que des journaux furent imprimés pendant deux ans et demi, de février 1877 à mai 1879. Ce fut une réelle prouesse technique réalisée par plusieurs communards, ouvriers de l’imprimerie, qui réussirent à monter une imprimerie capable de tirer des journaux à plusieurs centaines d’exemplaires, avec des gravures sur zinc de très bonne qualité. Les deux principaux imprimeurs, Auguste Hocquart et Ernest Meslin, publièrent ainsi le Premier album de l’Île des Pins, le Raseur, les Veillées, le Parisien hebdomadaire, le Parisien illustré, le Courrier illustré de la Nouvelle Calédonie. Tous ces journaux avaient un directeur, des journalistes tenant des chroniques, donnant des informations et plusieurs dessinateurs et graveurs. Les auteurs des illustrations furent pour la plupart des amateurs : Joseph Loth était dépolisseur de métaux, Jules Patey peintre en lettres, etc. Le seul artiste connu (3) était Julien Hippolyte Devicque, né en 1821, élève de François Dubois et peintre lithographe, qui exposa ses œuvres aux salons de 1859 à 1866. On lui doit la série Dix vues de la Vallée du Lac de Joux (canton de Vaud en Suisse) (1852), de grandes vues panoramiques à vol d’oiseau et des représentations topographiques de Paris et de la région parisienne. Sergent-major sous la Commune, il fut condamné à la déportation en enceinte fortifiée. Ses techniques ont, selon Bertand Tillier, servi de prototype aux dessins des autres déportés : Joseph Loth, Jules Patey, Édouard Massard. En effet, tous dessinèrent eux aussi des vues panoramiques, mais en même temps d’une très grande minutie et précision. Il y a chez ces autodidactes quelque chose se situant entre le douanier Rousseau, l’art kanak et les peintres naïfs, tant par la technique que par les thèmes traités (exotisme d’une végétation prolifique et étrange pour ces habitants de Paris, existence de la communauté kanak, source de sentiments ambigus) : ils se retrouvent dans la situation d’un Robinson Crusoé inventoriant un monde nouveau. D’autres, au contraire, gardent leur gouaille parisienne et l’esprit satirique dans un style humoristique souvent proche de l’humour noir (cf. Paul Geofroy plus loin). On ne sait pas ce que devinrent ces illustrateurs après l’amnistie, mais aucun, apparemment, ne poursuivit une carrière artistique.

Le Parisien Illustré (1878) - Illustration de première page du numéro 2 du 12 octobre 1878, signée J. Loth : "Un douar à l'île des Pins" (source : blog de Georges Coquilhat, Ma Nouvelle-Calédonie)
Le Parisien Illustré (1878) - Illustration de première page du numéro 2 du 12 octobre 1878, signée J. Loth : "Un douar à l'île des Pins" (source : blog de Georges Coquilhat, Ma Nouvelle-Calédonie

Quel jugement peut-on porter sur ces journaux ? On peut relever des avis contradictoires, qui laissent perplexe : Joannes Caton, déporté aussi en Nouvelle-Calédonie pour sa participation à la Commune de Saint-Etienne, porte un jugement très sévère sur cette presse, après avoir critiqué l’expérience de la création d’un théâtre par d’autres communards :

Même absence de convictions, de but sérieux et utile dans les divers journaux qui, depuis un an, se succèdent (…) Les fruits secs, et autres personnages qui les rédigent, montrent un oubli complet des conditions de notre position et semblent ignorer d’une façon absolue qu’ils ont été condamnés pour avoir soutenu des idées révolutionnaires. Ces journaux sont si peu subversifs que l’administration les ignore et que la déportation les dédaigne. Ils s’impriment à 200 exemplaires qui ne se vendent guère. Il est vrai que leur prix d’achat, 40 et 50 centimes, est excessif pour quatre pages de prose insignifiante (4).

Impatient va !! , détail (Album de l’Ile des Pins, n°44, paru le 7 mai 1879) Musée d’art et d’histoire – Saint-Denis. Cliché : Sdc   
Impatient va !! , détail (Album de l’Ile des Pins, n°44, paru le 7 mai 1879) Musée d’art et d’histoire – Saint-Denis. Cliché : Sdc  

Appréciation excessive, selon nous, et ne partant pas du contexte réel, car certains journaux ont été censurés ou suspendus et ont dû s’interrompre (5) ; d’autres ont publié des hommages à Blanqui et à Victor Hugo et, si on se reporte au texte de Louis Barron cité plus haut, on peut penser que ces journaux ont joué un rôle positif et ont apporté un réconfort chez des hommes démoralisés et profondément atteints dans leur énergie vitale (cf. le nombre de suicides, qu’illustre la gravure Impatient va !!).

Par rapport à l’accueil de cette presse, Georges Pisier écrit « que les condamnés s’arrachaient les 200 ou 300 exemplaires » qui paraissaient (6). S’ils ne se vendaient guère, comment expliquer qu’ils ont pu tenir deux ans et demi et qui peut-on croire ?

Il n’en reste pas moins que ce fut, dans des conditions matérielles très hostiles, une expérience unique d’expression artistique par des hommes qui n’étaient pas, sauf exception, des artistes professionnels.

PAUL LIDSKY

 

 

Références : Outre les ouvrages déjà cités, on a utilisé le blog de Georges Coquilhat, Ma Nouvelle-Calédonie, qui fourmille de renseignements. Il utilise sa thèse de troisième cycle présentée en 1984 : La presse en Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle, Nouméa, Société d’études historiques de la Nouvelle Calédonie.

https://gnc.jimdofree.com/la-presse-de-nouvelle-cal%C3%A9donie-au-siecle-19-these/

Notes

(1) Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?, Champ Vallon, 2004. Son ouvrage est le plus complet sur les artistes et la Commune, et m’a fourni de nombreux renseignements.

(2) Louis Barron, Sous le drapeau rouge, Albert Savine éd., 1889.

(3) On pourrait aussi citer Alphonse Lemaître, artiste peintre médaillé à des expositions parisiennes qui fournit des illustrations au Courrier illustré et à La Revue illustrée.

(4) Joannes Caton, Journal d’un déporté de la Commune à l’Île des Pins, éditions France-Empire, 1986, p.434.

(5) L’Avenir de la Nouvelle Calédonie, qui se présentait comme « un journal qui déride la population », ayant pris le parti des indigènes insurgés, vit son autorisation de paraître révoquée par arrêté du 1er avril 1879. Le Raseur, pour s’être moqué du gouverneur, est suspendu ; le dessinateur Paul Geofroy fait un dessin humoristique représentant un communard attrapé comme un poisson par une ligne par le fond du pantalon et suspendu en l’air, avec ce titre : suspendu !

(6) Georges Pisier, « Les déportés de la Commune à l’île des Pins, Nouvelle-Calédonie, 1872-1880 », Journal de la Société des Océanistes, n°31, tome 27, 1971.

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