Avec ses idées généreuses et ses projets d’avenir pour la ville, il aurait pu devenir un grand maire de Villeurbanne. Mais l’histoire en décida autrement.

 Villeurbanne - Place de la Mairie (Carte postale ancienne)
Villeurbanne - Place de la Mairie (Carte postale ancienne)

 

Révolution à Villeurbanne

L’assaut a duré très peu de temps. La petite troupe a forcé les portes de l’hôtel de ville puis expulsé la municipalité en place, pourtant fraîchement réélue. Le maire, Claude-Antoine Berger, a protesté pour la forme puis s’est incliné devant les évènements ; Napoléon III avait capitulé devant l’armée prussienne quatre jours auparavant, et à Paris les députés venaient de jeter son gouvernement aux orties. Ce 6 septembre 1870, Villeurbanne tourne la page du Second Empire. Les assaillants de la mairie inscrivent en grosses lettres sur le registre officiel, deux mots valant tous les discours :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Pour eux une nouvelle ère commence, imprégnée des idéaux de la Révolution française et du progrès social. Désormais le pouvoir sera aux mains du Peuple et non plus des notables ! Comme à Lyon, où le drapeau rouge flotte sur le beffroi de la place des Terreaux, et où un Comité de Salut public a remplacé le Conseil municipal. Les conquérants de la mairie s’autoproclament membres d’une « Commission provisoire administrative », puis élisent à leur tête « monsieur Michel Gelas, expert géomètre ».

 

« L’élite des instituteurs »

Ce Gelas n’a rien d’un va-t-en-guerre ni même d’un politicien de carrière. Les archives livrent le portrait d’un homme d’origine modeste, né en 1814 dans une famille de paysans de Luzinay, près de Vienne. Après de brillantes études à l’École normale de Grenoble, il devient en 1835 instituteur dans un village du nord-Isère, Châtonnay. Très vite, le sous-préfet de Vienne remarque sa popularité et la qualité de son travail, au point qu’en 1843 il recommande chaudement sa candidature au maire de Villeurbanne. Hélas, celui qu’il considère comme « l’élite des instituteurs » fait de l’ombre au curé de la paroisse, l’abbé Déléon. En ce milieu du XIXe siècle l’école n’est pas encore gratuite et constitue pour certains une affaire juteuse : plus vous avez d’élèves et plus l’argent des parents coule à flots. Or Gelas attire dans son école des Charpennes dix fois plus d’enfants qu’une institu­trice amie du curé : 112, contre moins d’une dizaine ! L’abbé diffuse alors des calomnies contre son concurrent, lui fait un procès et finit par obtenir son renvoi par le recteur en 1845, malgré le soutien appuyé de la municipalité. À partir de ce moment-là, Gelas apparaît comme un paria aux yeux de l’administration, qui le harcèle.

En réaction, l’ancien instituteur glisse dans l’oppo­sition à Napoléon III. Reconverti en géomètre, il s’investit dans l’aide aux plus démunis, devenant entre autres président de la Société de secours mutuels de Villeurbanne et vice-président d’une chorale populaire. Ses engagements le mènent jusque sur le devant de la scène politique, en ces fameux jours de septembre 1870.

 

L’ombre de Bakounine

Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876), photographié par Nadar
Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876), photographié par Nadar

Après sa conquête de la mairie manu militari, Michel Gelas se bat sur tous les fronts. Il aide sans relâche l’armée à défendre sa ville contre le danger imminent d’une invasion prussienne, et veille en même temps « aux intérêts des travailleurs surtout des ouvriers », mis au chômage par la guerre. Pour leur procurer du travail, il entame l’aménagement de nouvelles avenues, bouleversant l’urbanisme de Villeurbanne.

Dans le même temps, Gelas suit les consignes du Comité de salut public de Lyon, dont la politique se durcit : depuis quelques jours, le russe Michel Bakounine, l’un des fondateurs du mouvement anarchiste, prêche l’insurrection générale et l’avè­nement d’un gouvernement ouvrier. Son « grand soir » arrive le 28 septembre 1870, lorsque 8000 personnes envahissent la place des Terreaux et capturent le préfet du Rhône. Mais la tentative de Bakounine échoue et le révolutionnaire s’enfuit.

Revenu aux commandes du département, le pré­fet place à Villeurbanne une municipalité parallèle et cesse de correspondre avec Gelas. Puis son atti­tude varie au gré des aléas politiques locaux ou nationaux. En novembre 1870, il remet Gelas en selle en le nommant officiellement maire de Villeurbanne… et prend à nouveau ses distances en décembre, après qu’un officier de la Garde nationale de la ville ait été tué en pleine rue par un ouvrier métallo, « le nommé Morteau ». La population prend peur, d’autant plus qu’en janvier 1871 Gelas tente de rallier des troupes à sa cause.

Deux mois plus tard, en mars 1871, les Parisiens se rebellent contre le gouvernement et proclament la Commune de Paris. L’armée assiège la capitale et fusille des milliers d’insurgés. En mai 1871, alors que les soldats gouvernementaux écrasent la Commune de Paris, une nouvelle municipalité composée de patrons et de marchands reprend le contrôle de Villeurbanne. Gelas et son équipe d’ou­vriers n’en font plus partie. L’éphémère Commune de Villeurbanne a vécu.

Michel Gelas meurt en 1880 dans sa maison de la route de Genas, oublié de ses concitoyens. Ses projets, eux, furent intégralement repris par les municipalités qui lui succédèrent, entre autres son « nouveau chemin du cours Vitton à la route de Crémieu » : le cours Émile Zola.

 

ALAIN BELMONT

Professeur d'histoire moderne à l’Université Grenoble-Alpes LARHRA (UMR CNRS 5190)

 

Sources

Archives de l’Isère, cote 19 T 277.

Bibliothèque Municipale de Grenoble, U 602-603, O 7005.

Archives de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 264 à 266.

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