En 1881, Karl Marx reproche à la Commune de ne pas avoir pensé à réquisitionner la Banque de France :

« Outre qu’elle fut simplement le soulèvement d’une ville dans des circonstances exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était nullement socialiste et ne pouvait l’être. Avec un tout petit peu de bon sens, elle eût cependant pu obtenir de Versailles un compromis favorable à toute la masse du peuple – seul objectif réalisable à l’époque. À elle seule, la réquisition de la Banque de France eût mis un terme aux rodomontades versaillaises.  » [1] 

Plus proche des événements, Prosper-Olivier Lissagaray note, dans son Histoire de la Commune de 1871, parue en 1876 :

« Toutes les insurrections sérieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi, la caisse. La Commune est la seule qui ait refusé. Elle abolit le budget des cultes qui était à Versailles et resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main. » [2]

La Banque de France en 1871
La Banque de France en 1871

Indubitablement, le film des événements donne raison à Lissagaray et à Marx. Il était facile à la Commune de prendre matériellement le contrôle de la Banque et c’eût été un moyen de pression considérable sur les versaillais. Ces derniers n’ont d’ailleurs, jusqu’à fin mai, jamais cessé de le redouter.

Au lieu de refaire l’histoire et de déplorer cette « faute » de la Commune, il est plus intéressant de déterminer les raisons qui l’ont poussée à la commettre. Charles Beslay [3] n’est pas le seul « coupable », tant s’en faut : la grande majorité des membres de la Commune ont la même perception, la même approche du problème de la Banque de France. Ils sont, déjà en 1871, victimes de deux mythes qu’il convient de dénoncer. Le premier est que la banque – et plus généralement la finance – appartient au domaine du sacré. Le second, qui en découle, est que les mécanismes financiers sont trop compliqués pour être compris par les simples citoyens, voire par les responsables politiques, et qu’ils doivent de ce fait être réservés à des spécialistes ou même à des experts. Avec Raoul Dubois, on peut déplorer « la répression des idées et des projets de la Commune dont on peut bien dire qu’elle dure encore, dans la mesure où la lutte pour le changement de l’ordre social n’a pas trouvé sa solution. » [4] On peut se demander si la sacralisation de la finance n’est pas, aujourd’hui encore, l’un des moyens de cette répression et l’une des causes de cette absence de solution.

Le film des événements

Avant la proclamation de la Commune le 28 mars 1871, les deux délégués aux Finances du Comité central de la Garde nationale, François Jourde et Eugène Varlin, obtiennent de Rouland, gouverneur de la Banque de France, puis — après le départ le 23 mars, sur ordre de Thiers, de Rouland pour Versailles — d’Alexandre de Ploeuc, sous-gouverneur, le paiement d’avances imputées sur le compte de la Ville de Paris « pour parfaire le paiement des indemnités dues aux gardes nationaux, à leurs femmes et enfants. » [5] Ils reçoivent ainsi, entre le 20 et le 28 mars, six avances, toutefois davantage étalées dans le temps qu’ils l’auraient souhaité, pour un montant total de 2,5 millions de francs. Le Conseil général donne son accord et consent une large délégation de pouvoir aux gouverneurs. Les régents veulent avant tout gagner du temps et éviter un conflit qui pourrait amener la Garde nationale à envahir la Banque.

Il faut préciser que le Conseil général a à sa tête un gouverneur et deux sous-gouverneurs, tous trois nommés par le gouvernement, et qu’il comprend quinze autres membres, les régents, élus, eux, par les actionnaires. En 1871, les régents sont sept banquiers, cinq industriels et trois receveurs généraux.

Le 28 mars, la Commune est proclamée et Charles Beslay, son doyen d’âge, est élu à la commission des Finances, en compagnie de Jourde, de Varlin, de Victor Clément et de Régère.

Le 30 mars, la Commune nomme Theisz à la direction provisoire des postes et Beslay à la Banque de France, mais il n’est pas précisé qu’il l’est en tant que gouverneur. Il faut dire que Beslay et de Ploeuc se sont rencontrés la veille et que ce dernier a convaincu Beslay de se contenter d’un poste d’observation, en tant que simple « délégué de la Commune  ».

Caricature de Charles BeslayLe marquis de Ploeuc
Charles Beslay (1795-1878) / Le marquis de Ploeuc (1815-1887)

En l’absence de Rouland, la Commune aurait très bien pu nommer un gouverneur. Certains, comme Rigault, en auraient sans doute été partisans,

« mais les questions d’affaires, de crédit, de finance, de banque […] avaient besoin du concours d’hommes spéciaux, qui ne se trouvaient qu’en très petit nombre à la Commune. […] De surcroît, les questions financières […] ne sont pas […] perçues comme les problèmes essentiels du moment. Dans l’immédiat, seul importe que l’argent rentre. » [6]

Beslay va de plus en plus apparaître comme le « défenseur de la Banque  ». Alors que la Commune, par décret paru au Journal Officiel du 3 avril 1871, décide de dissoudre le bataillon spécial de la Banque de France et de l’intégrer dans la Garde nationale, Beslay soutient les manoeuvres de son commandant et du sous-gouverneur pour en éviter l’application : au lieu d’être dissous, le bataillon est finalement modernisé !

Suite au décret sur les otages du 6 avril, Raoul Rigault songe à faire arrêter le marquis de Ploeuc, tout désigné comme « complice du gouvernement de Versailles ». Beslay prévient ce dernier et le met en garde : de Ploeuc peut ainsi se réfugier chez l’un des régents et disparaître de la Banque pendant plusieurs semaines. Arrêter le sous-gouverneur eût été pourtant pour la Commune une nouvelle occasion de devoir nommer une équipe de gouverneurs qui lui soient fidèles. Le 12 mai, Beslay intervient à nouveau pour que la Banque échappe à la perquisition que s’apprête à réaliser, avec l’assistance de deux compagnies de gardes nationaux, un commissaire de police pourtant détenteur d’un mandat officiel.

Jourde
François Jourde (1843-1893)

Au lieu de vouloir en prendre le contrôle, la Commune, inspirée par Beslay, fait au contraire tout pour maintenir l’intégrité de la Banque de France et pour garantir son indépendance. La seule exigence qu’elle exprime est d’en obtenir les avances qui lui permettent de maintenir l’équilibre budgétaire sans devoir interrompre le paiement de la solde des gardes nationaux. À ce titre, pendant les soixante douze jours de son existence, la Commune reçoit 16,7 millions de francs : les 9,4 millions d’avoirs que la Ville avait en compte et 7,3 millions réellement prêtés par la Banque. Au même moment, les versaillais reçoivent 315 millions de francs du réseau des 74 succursales de la Banque de France [7] !

Les craintes de la banque

Les membres du Conseil général ne prennent pas à la légère les menaces qui pèsent sur la Banque et ils expriment leurs craintes dès la séance secrète du 23 mars 1871. Selon l’un des régents, banquier,

« le vrai danger est dans l’occupation de la Banque par le Comité central qui peut y installer un Gouvernement de son choix, faire fabriquer des billets sans mesure ni limite et amener ainsi la ruine de l’établissement et celle du pays. [8] »

Pour un autre régent, industriel celui-là, « le Conseil ne peut pas […] exposer la Banque à être saccagée. Le mal serait irrémédiable et la destruction des valeurs du portefeuille et de la serre des dépôts constituerait une effroyable calamité, car c’est une grande partie de la fortune publique. [9] » Ainsi les régents donnent-ils raison, par avance, à Lissagaray et à Marx !

De fait, « la Commune ne voyait pas les vrais otages qu’elle avait sous la main : la Banque, l’Enregistrement et les Domaines, la Caisse des dépôts et consignations, etc. [10] », à l’inverse des régents qui eux les voyaient bien.

Les deux remarques sont pertinentes, mais plus encore celle de l’industriel. À la première, en effet, il est possible de répliquer, comme le fait Philippe Richer, que

« saisir l’encaisse conduirait Versailles, qui en détient l’essentiel à Brest et dans plusieurs succursales en province, à annuler les billets et à en imprimer d’autres, laissant à l’Hôtel de Ville un billet déprécié, sans valeur. [11] »

Par contre, outre les lingots, le numéraire et les billets de banque, l’institution parisienne est dépositaire « d’un portefeuille ordinaire et d’un portefeuille des prorogés s’élevant à 899 millions de francs, de 120 millions de francs de valeurs déposées en garantie d’avances et de 900 millions de francs de titres en dépôt. [12] » La destruction de ce « trésor » eût été un désastre pour la bourgeoisie. Un document anonyme intitulé Hypothèse de l’envahissement, pillage ou incendie de la Banque de France par la Commune révolutionnaire de 1871 expose notamment le risque de voir « des factures détruites ou compromises, le commerce et l’industrie profondément atteints » [13].

L’appréhension des responsables de la Banque est si forte que, le 20 mai 1871, le sous-gouverneur donne l’ordre de descendre toutes les valeurs dans les caves et d’en ensabler ensuite l’escalier d’accès :

«  On commença cette translation le 20 mai à midi. Ce fut un rude travail, il y avait l’argent et l’or des caisses auxiliaires, les titres en dépôt volontaire ou en garantie d’avances, les effets de commerce en portefeuilles, les billets prêts pour la circulation et les billets fabriqués attendant leur entrée en caisse. On y ajouta les grands livres de la comptabilité générale et les doubles registres servant à l’inscription des actionnaires de la Banque. Le transbordement fut exécuté par tout le personnel qui faisait la chaîne. Il ne dura pas moins de quinze heures. Quand il fut terminé, on remplit de sable l’unique escalier en vrille des serres souterraines, on recouvrit l’orifice extérieur d’une dalle et l’on referma la lourde porte à trois clefs et à combinaison. [14] »

Prendre le contrôle des titres et effets de commerce en dépôt et – en l’absence alors d’informatique et de sauvegarde électronique – des livres comptables de la Banque, eût certainement donné aux communards une arme puissante de négociation : en effet, ils auraient menacé ainsi d’ébranler tout le système financier du capitalisme de l’époque. Les très nombreux bourgeois concernés n’eussent pas manqué de peser sur Thiers pour qu’il transigeât.

Billet de 20 francs 1871 (r)Billet de 20 francs 1871 (v)
Billet de 20 francs - 1871 (recto/verso)

Les raisons de l’inertie de la Commune

Pourquoi alors la Commune s’est-elle candidement privée de cette arme ?
La raison semble être qu’à part quelques blanquistes, aucun membre de la Commune n’y a jamais songé. En fait, la Banque n’intéresse pas vraiment les responsables et la réalité est que personne à la Commune — même s’il l’est ou pourrait l’être — ne se sent compétent en matière financière et bancaire : l’idée reçue et bien ancrée est que le secteur bancaire est uniquement affaire de spécialistes. D’ailleurs, si Beslay est choisi comme délégué, c’est parce qu’il est considéré par ses collègues comme l’un de ces spécialistes et qu’il leur semble être en ce domaine le moins incompétent d’entre eux. De fait, il a géré l’entreprise de négoce familiale et il a même tenté — sans grand succès — de créer une petite banque. Ami de Proudhon, il manque toutefois quelque peu de réalisme. De Ploeuc le perçoit bien :

« M. Beslay est un de ces hommes dont l’imagination est sans contrepoids et qui se complait dans l’utopie ; il rêve de concilier tous les antagonismes qui sont dans la société, les patrons et les ouvriers, les maîtres et les serviteurs. [15] »

Beslay n’est pas capable de saisir l’importance des instruments conservés dans les serres de la banque. Pour lui, l’institution est une et indivisible et il faut la sauvegarder dans son intégralité. Il faut préserver la Banque pour maintenir la confiance :

« Une banque doit être envisagée sous un double aspect ; si elle se présente à nous sous son côté matériel par ses espèces et ses billets, elle s’impose aussi par un côté moral qui est la confiance. Enlevez la confiance, et le billet de banque n’est plus qu’un assignat. [16] »

Beslay est cependant loin d’être le seul à penser ainsi. Pour beaucoup d’autres comme pour lui, la Banque de France est perçue comme une institution allant de soi, une institution neutre, nécessaire au bon fonctionnement de l’économie, indispensable. Y porter atteinte ne ferait qu’affaiblir la France, Paris y compris ! La Banque est intouchable parce qu’elle appartient, d’une certaine manière, au domaine du sacré.

Il faudra attendre Marx pour que les hommes politiques s’intéressent à l’économie, pour qu’ils prennent conscience de ce que l’économie est le moteur de la politique.

On comprend et l’on approuve le jugement de Marx sur la Commune, mais la lettre à Nieuwenhuis est écrite dix ans après 1871 ! Comme le précise Engels dans son introduction à la réédition de La guerre civile en France en 1891 :

«  bien des choses [ont] été négligées que, selon notre conception d’aujourd’hui, la Commune aurait dû faire. Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. [17] »

Les analyses socialistes sur l’illusion du réformisme, l’inévitable lutte des classes et l’urgence à s’attaquer aux privilèges des possédants n’ont pas encore cours en 1871. Les membres de la Commune sont plus proches de Proudhon que de Marx. « Le système de la Commune et le mien se traduisent par ce mot sacré : respect de la propriété, jusqu’à sa transformation. Le système du citoyen Lissagaray aboutit à ce mot répulsif : spoliation [18] » : à la Commune, Beslay n’est certainement pas le seul de cet avis !

Les bourgeois et les versaillais se sont montrés, sur la Banque de France, plus clairvoyants que les communards. Le Gaulois, Le National, Le Figaro, tous les journaux conservateurs sont unanimes à s’étonner, en juin 1871, que la Banque ait été épargnée et s’en interrogent sur les raisons. En fait, la Commune a perdu une occasion unique exceptionnelle. Le 18 mars, la Banque était dans l’incapacité de se replier à Versailles : il eût fallu pour cela « 60 à 80 voitures et un corps d’armée. [19] » En avril et en mai elle était à la merci des gardes nationaux et de leurs canons. Sans un seul coup de feu, la Commune eût très bien pu nommer de nouveaux gouverneurs. Outre les lingots, le numéraire et les billets, la Banque avait en dépôt les originaux de plusieurs millions de titres et d’effets de commerce concernant près de 90 000 déposants.

Quant aux grands livres de la comptabilité générale, ils semblent n’avoir existé qu’en un seul exemplaire : lors de la séance du 1er juin 1871, le régent Rothschild envisage la photographie microscopique des documents, en particulier les écritures, « afin de pouvoir les soustraire en cas d’événements semblables à ceux que nous venons de traverser » [20].

L’analyse des relations entre la Commune et la Banque de France présente un intérêt d’autant plus marqué que l’on retrouve aujourd’hui la même sacralisation des banques et de la finance, le même sentiment que les problèmes économiques et financiers ne concernent que les seuls initiés et donc la même impuissance à s’en prendre de front au système. Entre temps, les techniques de sauvegarde informatique ont apporté aux banques la sécurité qui leur manquait, tandis que le peuple a été dépossédé de ses chassepots et de ses canons !

Georges Beisson

Notes :

[1] Lettre du 22 février 1881 de Karl Marx à Nieuwenhuis.

[2] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, La Découverte / Poche, 2000, p. 202.

[3] Délégué de la Commune à la Banque de France.

[4] Raoul Dubois, À l’assaut du ciel, la Commune racontée, Les éditions ouvrières, Paris, 1991, p. 296.

[5] Éric Cavaterra, La Banque de France et la Commune de Paris (1871), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 56 (citant : ABF, Évènement de 1870-71, Tome X, p.5 bis, (Jourde et Varlin), reçu de 150 000 francs, 22 mars 1871).

[6] Éric Cavaterra, Idem, p. 88-89.

[7] Notamment de la succursale du Mans. C’est pour assurer ces financements que Thiers avait exigé la présence de Rouland à Versailles.

[8] Éric Cavaterra, op. cit., p. 59 (citant : Procès verbal de la séance secrète du Conseil Général du 23 mars 1871).

[9] Éric Cavaterra, Idem, p. 58.

[10] Prosper-Olivier Lissagaray, op. cit., p. 202.

[11] Philippe Richer, Charles Beslay, du canal de Nantes à Brest à la Commune de Paris, Spézet, Keltia Graphic, 2005, p.139.

[12] Éric Cavaterra, op. cit., p. 34. Cf. aussi la note 24 : « Dans son agenda, De Ploeuc note : “Les dépôts libres intéressaient 89 589 déposants. Plus de 2 millions de titres.” »

[13] Éric Cavaterra, Idem, p. 35.

[14] Georges Valance, La légende du Franc de 1360 à demain, Paris, Flammarion, 1996, p. 197 (citant : Pierre-Lucien Moynod, Souvenirs intimes d’un ancien chef de service de la Banque de France).

[15] Éric Cavaterra, Ibid., p. 106.

[16] Charles Beslay, La vérité sur la Commune, Bruxelles, Kistemaeckers, 1877, p. 83.

[17] Éric Cavaterra, Ibid., p. 277 (citant l’introduction d’Engels à l’édition allemande de 1891).

[18] Charles Beslay, op. cit., p. 107.

[19] Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars 1871, Paris, Librairie législative Wittersheim, 1872, p. 490.

[20] Éric Cavaterra, Ibid., p. 240.

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