Les adversaires de la Commune l’ont souvent présentée comme une révolution terroriste, bafouant le droit des personnes. Il est vrai que le contexte ne semblait guère favorable. Devant les premières exécutions sommaires effectuées par les Versaillais lors des combats du début d’avril 1871, il fallut prendre des mesures…
Ce fut le célèbre décret sur les otages du 5 avril. Il prévoyait l’arrestation d’agents des Versaillais qui, une fois condamnés comme tels par un jury (on oublie souvent cet article), deviendraient « otages du peuple de Paris » et seraient exécutés en rétorsion aux exécutions versaillaises. 70 otages environ furent ainsi arrêtés (dont des ecclésiastiques).
Ce décret, qui n’était sans doute pas le plus glorieux de la Commune, eut, au moins un effet radical, d’arrêter un temps les exécutions sommaires des Versaillais. Par ailleurs, il existait bien au sein des Communards des forces qui pressaient dans le sens de mesures toujours plus rigoureuses de surveillance et de mise hors d’état de nuire des ennemis de la Commune ; en particulier certains ressortaient volontiers les souvenirs de 93 et de la Terreur. Le club du XVIIIe arrondissement vota ainsi le 15 mai en faveur de l’arrestation immédiate de tous les prêtres.
Rigault symbolisait bien cette orientation, le responsable à la Sûreté, puis procureur de la Commune, ne cessant de solliciter auprès d’elle l’extension de ses pouvoirs pour procéder aux arrestations des agents de Versailles ou à des perquisitions. Des centaines de personnes furent ainsi arrêtées par la police de la Commune, dont beaucoup furent rapidement libérées.
Ces faits, au demeurant très limités, ont longtemps caché que la Commune de Paris a procédé à une révolution judiciaire en profondeur d’une extrême modernité.
Le principe de la Commune est d’abord la démocratie, l’initiative et l’action du peuple.
C’est ainsi que, sans attendre un quelconque ordre, les citoyens du XIe arrondissement décidèrent de procéder à la destruction des deux guillotines qu’ils avaient trouvées dans une annexe de la sinistre prison de la Roquette. Deux, car on était en train d’en construire une nouvelle, plus expéditive, plus efficace à monter. Quelle menace contre le Paris populaire insurgé.
C’est le 137e bataillon de la Garde nationale qui se chargea de cette tâche le 6 avril 1871. Il y avait là une foule considérable devant la statue de Voltaire, l’homme qui avait fait acquitter Calas. Lorsque les guillotines s’embrasèrent, l’enthousiasme fut à son comble. On discute encore des motivations de cet acte, mais sa portée symbolique est indiscutable. Le texte du sous-comité de vigilance du XIe arrondissement souligne qu’« il a fait saisir ces instruments serviles de la domination monarchique et en a voté la destruction pour toujours » ce qui sera « la consécration de la nouvelle liberté ». En s’en prenant à la guillotine, le peuple de Paris dénonçait bien la barbarie de la peine de mort. Même si les circonstances ne permettaient pas d’en envisager la suppression immédiate — en particulier pour la cour martiale provisoire instaurée pour juger des faits de guerre ou de haute trahison.
Mais la Commune sut aussi prendre toute une série de décisions considérables qui sont les véritables bases d’une réforme judiciaire en profondeur. C’est Eugène Protot, un jeune avocat de 32 ans en 1871, conquis lors de ses études de droit au blanquisme, qui va conduire cette action. Élu à la Commune par le XVIIe arrondissement, il se voit confier la délégation de la Justice. Cette commission eut toutefois grand mal à fonctionner. La majorité de ses membres initiaux, (Babick, Ledroit, Meillet, Protot, Ranc, Vermorel) démissionnèrent et, le 19 mai, il fallait encore compléter ses rangs par l’adjonction de trois nouveaux membres. Certains reconnurent que le sujet les avait peu préoccupés.
La première idée des communards était d’établir une justice égale pour tous, ce qui exigeait d’avancer vers la gratuité et d’abandonner la justice-marchandise. Pour ceci, la Commune supprima d’abord le 23 avril toute vénalité des offices. Huissiers, notaires, greffiers des tribunaux, commissaires-priseurs… reçoivent un traitement fixe de la Ville et sont dispensés du cautionnement qui les poussait à la rapacité. Faute de temps cependant, le décret ne put paraître avec les considérants prévus qui en aurait fait ressortir le caractère « révolutionnaire », selon Vermorel. Puis le 16 mai, la Commune décrète la gratuité intégrale des actes :
« Les notaires, huissiers et généralement tous les officiers publics de la Commune de Paris devront, sur l’ordre du délégué à la justice, dresser gratuitement tous les actes de leur compétence ».
La première application concerna les actes relatifs aux gardes nationaux engagés dans le combat de défense de la révolution. Mais même la cour martiale provisoire prévoit dans son article 19 que « tous frais de justice sont à la charge de la Commune ».
Il fallait aussi reconstituer l’appareil judiciaire, une partie importante des juges étant partis à Versailles. La Commune était favorable, comme pour nombre de hauts fonctionnaires, à leur élection et à leur possible révocation par le peuple. Ainsi Protot déclara-t-il, lors de la séance de la Commune du 22 avril, « Sans doute, le principe de l’élection des magistrats par le suffrage universel doit être la loi de l’avenir ». Dans l’urgence, il fallut cependant nommer les juges.
Le Journal Officiel de la Commune publie ainsi régulièrement des listes de nominations de juges de paix, de juges d’instruction, de substituts du procureur… Il serait intéressant de connaître mieux ces volontaires qui, s’engageant dans la justice communarde, prenaient des risques considérables.
Dans les conditions terribles que nous avons évoquées de la menace versaillaise et des mesures de sécurité et de défense qu’imposait la situation, la Commune peut s’honorer d’avoir défendu les droits des citoyens et même de les avoir élargis comme jamais.
Eugène Protot déclarait ainsi le 21 avril, devant l’assemblée de la Commune, que ces droits « sont supérieurs à tous les événements ». Après que la commission exécutive de la Commune se soit inquiétée, le 7 avril, des conditions dans lesquelles sont effectuées de premières arrestations, le 14 avril, la Commune
« considérant que s’il importe pour le salut de la République que tous les conspirateurs et les traîtres soient mis dans l’impossibilité de nuire, il n’importe pas moins d’empêcher toute acte arbitraire ou attentatoire à la liberté individuelle »,
délivre un décret qui est un texte d’une formidable anticipation. Toute arrestation par la police ne peut être maintenue plus de 24 heures sans en référer aux instances judiciaires seules habilitées, après un interrogatoire, à décider du maintien en détention. Une arrestation de plus de vingt-quatre heures non transmise à la Justice est considérée comme « arbitraire » et ses auteurs seront poursuivis, précise le décret. La Commune interdit aussi toute perquisition ou réquisition non ordonnée par des mandats réguliers. « Toute perquisition arbitraire entraînera la mise en arrestation de ses auteurs » précise le décret. Bien entendu, l’application n’en fut pas facile et Protot constatait devant la Commune, le 25 avril, que
« C’est avec la plus grande peine que nous sommes arrivés depuis quinze jours à mettre un peu d’ordre dans les arrestations ».
Et il critiquait la grande confusion qui régnait à la préfecture de police.
Protot défendit aussi lors de débats complexes pendant les séances de la Commune une certaine conception professionnelle de la justice. Le 17 mai, alors que les Versaillais sont aux portes de Paris et que les exécutions sommaires reprennent, il s’oppose à des propositions d’Urbain et de Rigault, devenu procureur de la Commune, de procéder à des exécutions immédiates sur décision des seuls jurys. Soutenu par Vaillant, Régère et Léo Frankel, il obtient satisfaction.
La Commune contrôle aussi les actes d’écrou pour éviter tout enfermement arbitraire. Le 23 avril, à l’initiative de Jules Vallès qui déclare :
« Citoyens, je voudrais bien que les membres de la Commune puissent entrer partout, puissent même forcer les portes quand il s’agit de l’intérêt général et de l’honneur républicain »,
elle décide d’organiser des visites dans les prisons. C’est l’occasion pour les communards de dénoncer les conditions inadmissibles des prisonniers et de commencer la rédaction d’un premier rapport pour améliorer l’enfermement carcéral et réformer le régime des prisons.
Dénonciation symbolique forte de la peine de mort, protection inédite et moderne des droits des citoyens, une justice accessible à tous, démocratisée et humanisée, voici le bilan considérable de la Commune en matière de Justice, en moins de deux mois ! Comme pour bien d’autres aspects de cette grande insurrection, il atteste, ô combien, l’extraordinaire modernité de la Commune.
Le lendemain du 6 avril, Rochefort écrivait dans Le Mot d’ordre :
« l’heure n’est plus à couper la tête mais à ouvrir les intelligences » ;
c’était le pendant du célèbre « ouvrez une école, vous fermerez une prison » de Victor Hugo. Car la Commune était bien consciente que la justice est un tout. En introduisant la gratuité et la laïcité à l’école, en ouvrant les musées au peuple, en décrétant l’égalité des salaires des institutrices et des instituteurs…, elle avançait aussi vers cet idéal toujours actuel, celui d’un monde de justice sociale où la diversité des origines ne serait plus une injustice mais un enrichissement.
JEAN-LOUIS ROBERT