A quelques pas du siège des Amis de la Commune rue des Cinq-Diamants, le passage Barrault descend en pente assez raide sur la rue Barrault qui, en 1871, domine la vallée de la Bièvre. Au temps de la Commune, le passage porte le nom de son propriétaire, le pharmacien Dubois qui, fortune faite, s’est retiré dans cette agreste venelle. Il habite un grand pavillon entouré d’un jardin. Une servante dévouée est à ses petits soins. Dubois s’est acquis, à peu de frais, une réputation de philanthrope en distribuant gratuitement quelques médicaments aux indigents du quartier.
Paternaliste, il prêche la bonne parole aux travailleurs de son entourage, leur conseillant respect et soumission aux autorités.
Depuis l’instauration de la Commune, il ne cesse de brocarder ouvertement les Fédérés et il leur prédit en ricanant que, tôt ou tard, ils seront battus à plate couture par les Versaillais. Dans la journée du 23 mai 1871, les gardes de la 2e Cie du 101e Bataillon construisent une barricade à l’extrémité du passage et ils demandent à Dubois l’autorisation de pénétrer dans son jardin pour en créneler le mur.
Le pharmacien refuse et dit à quelques-uns des Fédérés qui sont aussi ses locataires :
Au lieu d’élever des barricades, vous feriez mieux de me payer l’argent que vous me devez.
L’un d’eux répond :
Sois sans crainte, mon vieux, on te paiera !
Dubois n’a jamais digéré le décret du 3 mars 1871 faisant remise aux locataires des trois derniers termes de loyer.
Le lendemain, 24 mai, il aperçoit de sa fenêtre le facteur qui traverse le passage ; il lui demande s’il est vrai que les Versaillais sont entrés dans Paris. Le facteur ayant confirmé le fait, le pharmacien exulte, il nargue les Fédérés qui s’affairent à la barricade. Il leur lance des quolibets et les provoque méchamment.
Les combattants ripostent ; on le traite de « réactionnaire ». Dubois répond :
Si je suis réactionnaire, vous n’êtes que des canailles !
Un garde lui crie, excédé :
Oui, mais avant que les Versaillais soient ici, on aura réglé ton affaire, car ton compte est bon !
Consciente que la querelle s’envenime, la servante conseille à son maître d’abandonner la place et de chercher un asile chez des amis. Ils s’en vont vers quinze heures, mais le factionnaire qui garde la barricade, soupçonnant quelque traîtrise, les empêche de passer et tire un coup de semonce pour leur faire rebrousser chemin. Ils regagnent alors précipitamment leur domicile.
Dans l’atmosphère fiévreuse des combats pour la prise de la Butte-aux-Cailles, les passions sont exacerbées. Les Fédérés veulent neutraliser Dubois. Celui-ci se réfugie au premier étage et lance contre ses assaillants le contenu d’un flacon d’acide sulfurique.
Trois gardes sont sérieusement brûlés au visage. Puis, Dubois jette un pot de fleurs à la tête d’un jeune homme de 19 ans, Jean-Pierre Rouillac. Ensuite, le forcené brandit un revolver mais ses poursuivants, plus rapides, tirent dans sa direction, et Dubois s’écroule, foudroyé. Qui a porté le coup fatal ? Nul ne le sait. On traîne le corps sur le balcon et, le lendemain, il sera enfoui au fond du jardin. Rouillac réussit à fuir lors de l’occupation de la Butte-aux-Cailles par l’armée régulière. Il se croit à l’abri des poursuites et, le 28 mai il déjeune dans un petit restaurant, 13 rue de Pot-de-Fer.
Après un repas, peut-être trop arrosé, il parle des évènements tragiques auxquels il a été mêlé.
Son compagnon, Garochot, lui aussi du 101e, se montre plus discret.
Rouillac évoque imprudemment l’exécution du sieur Dubois. Pauline Lenoir, la patronne de l’estaminet, va s’empresser de dénoncer le jeune homme, en déformant ses propos.
J ean-Pierre Rouillac est né le 27 février 1852 à Lacaze, arrondissement d’Espalion (Aveyron). Comme beaucoup d’Auvergnats qui ne trouvent pas de travail au pays, il est allé chercher un emploi à Paris où il arrive en 1868 pour exercer le métier de journalier. Garde mobile pendant le premier siège, il est incorporé au 101e Bataillon de la Garde nationale fédérée, le 21 mars 1871. Il participe aux différentes campagnes de cette unité, particulièrement à Neuilly et dans les tranchées de Cachan. Il est rentré dans Paris le 22 mai et reste aux barricades jusqu’au 25 mai.
Rouillac est d’abord accusé d’avoir participé à l’assassinat des Dominicains d’Arcueil, bien que sa compagnie ne fût pas sur les lieux ; il est cependant condamné à la déportation en enceinte fortifiée, par le 6e Conseil, le 17 février 1872.
Mais il n’est pas quitte pour autant, car l’affaire du sieur Dubois fait l’objet d’une instruction spéciale confiée au 14e Conseil, siégeant à Saint-Cloud, la plus terrible juridiction militaire. Rouillac est interrogé par le rapporteur du 14e Conseil. Il dit avoir passé une partie de la journée du 24 mai à la barricade du passage Dubois, et l’autre partie au 17 rue Gérard, où il a couché la nuit du 24 au 25 mai.
Il réfute le témoignage de Pauline Lenoir qui affirme qu’il s’est flatté d’avoir fusillé le nommé Dubois. Il a cette riposte pertinente :
Il n’est pas possible que j’aie fait ces confidences à la demoiselle Lenoir ; comment voulez-vous que je lui dise des choses aussi compromettantes, au moment où les troupes de Versailles étaient entrées dans Paris ?
Dans un supplément d’interrogatoire, le 22 février 1872, Rouillac confirme qu’il a quitté la barricade du passage Dubois le 24 mai, vers une heure de l’après-midi, qu’il y est revenu le soir vers cinq heures, et qu’il a vu monsieur Dubois étendu, mort, sur son balcon. Le lendemain, 25 mai, il est retourné dans le passage, à huit heures du matin. Mais, devant l’avance des troupes de Versailles, les Fédérés doivent évacuer le passage aux environs d’une heure de l’après-midi.
Confronté à la domestique de feu Dubois, celle-ci ne le reconnaît pas. Cependant, le 15 mars 1872, le 14e Conseil condamne Rouillac à la peine de mort. Le 10 mai, la Cour de Cassation rejette le pourvoi du condamné, et le 26 juin la grâce est refusée.
L’exécution de Rouillac est fixée au 6 juillet 1872, en même temps que celle du maréchal des logis Baudoin, de la 1re batterie fédérée, accusé d’arrestations arbitraires et de la fusillade de l’un des détenus de l’église Saint-Eloi.
Rouillac et Baudoin, après leur condamnation à mort, sont transférés à la caserne du Génie, rue de Noailles à Versailles, dans une des deux caves de la caserne transformées en cachots.
Une dizaine de Communards sont entassés dans ce réduit obscur, humide et sans air.
Chaque jour, les condamnés à mort sont autorisés à faire quelques pas dans une sorte de boyau très étroit, situé derrière la caserne. Les prisonniers se gaussent des gendarmes et leur promettent « de bons pruneaux pour la prochaine Commune ! »
Gaston da Costa, substitut du procureur de la Commune, également condamné à mort, a partagé la même cellule que Rouillac :
Le plus jeune d’entre nous était un petit Auvergnat trapu, du nom de Rouillac, condamné à mort pour s’être vanté d’avoir descendu quelques officiers pendant l’attaque de la Butte-aux-Cailles.
Rouillac, curieux de connaître le déroulement des différentes phases d’une exécution capitale, interroge le gardien-chef de la prison, un maréchal des logis de gendarmerie. Celui-ci lui décrit les différentes étapes de la cérémonie funèbre : le départ en voiture, le plateau de Satory, les soldats formant un carré dont un côté fait face à la grande butte d’artillerie, les tambours qui battent et les clairons sonnant « Au Champ »… La description terminée, Rouillac ne peut s’empêcher de conclure « en vrai Gavroche de Saint-Flour » :
Tant de monde que cha pour voir fugiller un Auvergnat !
Le 6 juillet 1872, au matin, on fait l’appel des noms des condamnés. Baudoin s’exclame :
Ce qui m’em… c’est d’aller là-bas avec une chemise sale et déchirée !
Da Costa lui donne alors une de ses chemises, d’une blancheur impeccable. Baudoin est tout joyeux de se sentir propre pour le grand départ, et il recommande à son compagnon de ne pas flancher devant les Versaillais.
- Chois tranquille, père Baudoin, répond Rouillac, je chaurai bien leur montrer qu’un Auvergnat cha n’a pas peur ! Vougrrri !
L’heure du départ venue, les deux prisonniers embrassent leurs compagnons de cellule …
Le commissaire central de police, dans un rapport au maire de Versailles, retrace le déroulement de l’exécution :
/…/ Transférés à 4 heures du matin de la caserne de Noailles à la prison des chantiers, Baudoin et Rouillac, après avoir été entretenus séparément par M. l’abbé Follet, sont montés, à cinq heures vingt minutes, dans une voiture du train des équipages ; Baudoin, seul avec deux gendarmes et fumant une cigarette, Rouillac, accompagné de M. l’abbé Follet et ayant sa pipe à la bouche.
Le cortège - formé des deux voitures du train, de deux pelotons de cuirassiers et de 12 gendarmes à cheval - s’est de suite mis en marche et, à cinq heures cinquante-cinq minutes, les clairons sonnant et les tambours battant « Au Champ » annonçaient l’arrivée des condamnés en face des poteaux où les attendaient les pelotons d’exécution.
Rouillac avait encore la pipe à la bouche et n’a pas voulu s’en séparer malgré l’observation que lui a faite M. l’abbé Follet. Conduits immédiatement aux poteaux, lorsque les gendarmes ont voulu les attacher et leur bander les yeux, ils ont fait l’un et l’autre une vive opposition, s’opposant énergiquement à cette opération.
Baudoin vociférait contre les gendarmes en les traitant de canailles, frappait du pied, et a arraché deux fois le bandeau qui lui couvrait la figure. Rouillac jurait des « Noms de D… » tout en conservant sa pipe. Enfin, forcés de se résigner à cette opération, ils ont crié « VIVE LA COMMUNE ! » et quelques secondes ne s’étaient pas écoulées que tous deux tombaient, frappés à mort, à six heures, cinq minutes.
Baudoin avait reçu sept balles en pleine poitrine, et Rouillac cinq, également en pleine poitrine. Leur mort a été instantanée, et le coup de grâce n’a pas été nécessaire.
Après le défilé des troupes, les deux corps ont été déposés dans deux cercueils et transportés au cimetière Saint-Louis, où ils ont été inhumés dans des fosses séparées.
À sept heures quinze minutes, tout était terminé. Les curieux étaient peu nombreux : à peine cent personnes se trouvaient dans la rue Saint-Pierre (1) au moment de la sortie des condamnés de la prison et, comme des cordons de troupes sont placés autour du lieu de l’exécution, les curieux se trouvaient à une grande distance, et sauf les militaires, les civils étaient en petit nombre.
Exécuté au début de juillet 1872, Jean-Pierre Rouillac avait eu vingt ans à la fin du mois de février de la même année.
La condamnation de Rouillac a été fondée sur des présomptions très douteuses. Les témoins à charge sont sujets à caution : Mademoiselle Pauline Lenoir, tenancière d’un estaminet, est sans doute indicatrice de police. Le sergent Garochot (2), du 101e Bataillon, cherche à se disculper aux dépens de son compagnon.
Même dans la presse versaillaise, on est quelquefois perplexe au sujet de ce jeune homme, qui paraît intelligent et « contre qui on ne peut invoquer rien de particulièrement défavorable ».
Les arguments de l’accusation sont plutôt fragiles et, pour la renforcer, le rapporteur croit bon d’ajouter au palmarès de Rouillac encore un assassinat supplémentaire, celui du jardinier d’une propriété de Neuilly, mise au pillage par le 101e bataillon.
De ce prétendu pillage, Rouillac aurait tiré un énorme profit :
Un manche de gigot en argent …
Circonstance aggravante dans son procès. On évita cependant de trop insister sur cet épisode rocambolesque.
C’est donc l’exécution du sieur Dubois qui reste la considération essentielle ayant déterminé la décision de la justice militaire.
Marcel Cerf
Sources :
- Commissaire central de Police de Versailles – Rapport à M. le Maire, 6 juillet 1872 – Archives communales de Versailles
- Da Costa (Gaston) – « La Commune vécue », tome troisième, pp. 248 à 253. Ancienne Maison Quantin, éditeur. Paris 1905
- Du Camp(Maxime) – « Les convulsions de Paris », tome quatrième Hachette et Cie édit. pp. 216 à 219. Paris 1880
Notes
(1) Le commissaire central a fait une erreur dans la rédaction de son rapport. Il a signalé la sortie des condamnés de la prison de la rue Saint-Pierre, alors que, plus haut, il a écrit que Baudoin et Rouillac ont été transférés de la caserne de la rue de Noailles à la prison des chantiers. C’est bien en effet, la prison de la rue Saint-Pierre qui correspond à la réalité. La « Gazette des tribunaux », du 7 juillet 1872, le confirme. D’autre part, l’imprécision de la rédaction tendrait à faire croire que l’exécution a eu lieu rue Saint-Pierre, alors que c’est du Polygone de Satory qu’il s’agit.
(2) Garochot (Jean-Louis) – Né le 9 décembre 1831 à Paris. Marié, un enfant. Journalier, demeurant rue des Cinq-Diamants. Sergent au 101e bataillon. Condamné par le 14e Conseil, le 15 mars 1872, à la déportation en enceinte fortifiée, pour complicité dans le meurtre de sieur Dubois et pillage de sa maison, les 24 et 25 mai 1871. Embarqué le 13 juin 1872 sur « La Guerrière », il arrive à Nouméa le 2 novembre 1872. Peine commuée, le 26 novembre 1878, en déportation simple. Remise de peine en 1879. Rapatrié par « La Picardie ».