L’ami Bernard travaille depuis seize ans comme instituteur en milieu carcéral, à la prison de femmes de Versailles. La rotation des détenues y est importante : il s’agit de courtes peines, en attente de jugement, ou ne dépassant pas dix-huit mois. Bernard tente d’apporter une ouverture vers la culture à des femmes qui en sont généralement très éloignées, par leurs origines sociales ou ethniques, et par un parcours scolaire souvent chaotique. Il adore son métier, chaque détenue étant pour lui une énigme et un défi. Le fossé culturel peut être important : certaines ne supportent même pas d’entendre parler de l’égalité femmes-hommes, qui leur apparaît comme une tentative sournoise d’attaquer leurs convictions religieuses.

Il vient de consacrer une année à étudier Victor Hugo. Trois versions filmiques des Misérables ont été présentées et analysées collectivement. La trajectoire de Jean Valjean a ouvert de grands débats sur les possibilités de se reconstruire après une condamnation pénitentiaire. Il vient de leur présenter l’année 1870 et me demande de venir parler de la Commune de Paris 1871.

Jour de grande canicule, beaucoup de « malaises voyageurs  » et de rails qui se déforment. J’avais prévu quarante-cinq minutes d’avance, j’arrive avec dix minutes de retard. La surveillante m’attend : dépôt de tout objet métallique, pas de téléphone, pas de clefs, pas d’argent, pas de bouteille d’eau. Même les feuilles de papier passent au scanner.

Je franchis la première porte et arrive dans une cour. Éléonore m’attend, elle m’accompagne pour me faire franchir toutes les portes cadenassées et chaque sas surveillé par un surveillant musclé. Nous arrivons dans la salle centrale, il y a des filets anti-suicides partout, y compris dans les escaliers. On ne peut pas s’échapper, même par la mort.

L’oppression du lieu est toutefois tempérée par une certaine qualité de relations ; tout le monde semble se connaître et s’appelle par son prénom, on prend des nouvelles de chacun, il y a des sourires. Il me semble que l’on salue également des prisonnières en train de travailler. Un sourire est sans doute un geste de valeur dans ce lieu. Bernard me dira plus tard qu’il s’agit d’une «  prison à visage humain ». Il peut en être fier.

Dernière porte pour pénétrer dans la classe. Je suis accueilli par une quinzaine de femmes qui me remercient d’avoir fait l’effort de venir jusqu’à elles. Je me présente et indique mon chemin personnel vers la Commune, puis commence par donner des points de repères sur la situation sociale de l’époque. Elles sont scandalisées par le travail des enfants :

« Il ne faut pas exagérer quand même ! ».

Je m’attarde sur la situation des femmes et signale le recours forcé à la prostitution. Une femme s’écrie que la situation est toujours la même. Bernard et moi essayons de dire que la situation des femmes a quand même évolué, même s’il reste encore des combats à mener. « Non, monsieur, c’est toujours pareil, exactement pareil !  » La voix est ferme et n’appelle aucune réponse. Je me dis qu’il y a sans doute ici des chemins de douleurs que j’ai du mal à imaginer.

La prison des Chantiers, le 15 août 1871. Photomontage de E. Appert. Louise Michel est à droite, debout, les bras croisés.
La prison des Chantiers, le 15 août 1871. Photomontage de E. Appert. Louise Michel est à droite, debout, les bras croisés.

On m’interroge spécifiquement sur Louise Michel. Lorsque j’indique qu’elle a été détenue dans une prison de femmes à Versailles, les cris fusent :

«  Ici, monsieur ? Chez nous monsieur ?  ».

«  Je ne pense pas, mais elle était gardée par des religieuses ».

«  Mais ici c’est un ancien couvent !  ».

La certitude s’installe : Louise Michel a été enfermée ici, dans leur prison, c’est une ancienne codétenue, c’est leur sœur. Il me paraît difficile de contredire une telle conviction partagée.

Le récit de Louise Michel allant devant le tribunal défendre celui qui a tenté de l’assassiner en lui tirant une balle dans la tête soulève généralement des « Ah !  » de surprise et d’admiration. Ici, rien. « C’est normal !  », avec un petit sourire carnassier qui m’interpelle. Quelque chose m’échappe…

Le mystère se lève lorsque j’aborde les dénonciations lors de la Semaine sanglante :

« Les balances ! Les balances ! »….

Oui, dans ce milieu, on ne balance pas, on ne collabore ni avec la police, ni avec la justice. On règle ses comptes soi-même ! Si Louise défend son assassin c’est parce qu’elle va l’attendre à la sortie ! Elles savent, elles, comment ces choses là se traitent !

J’indique que des barricades abandonnées par les hommes étaient reprises par les femmes. Une jeune femme s’écrie :

« Mais c’est normal, monsieur, c’est toujours comme ça avec les femmes ! Les femmes, quand elles s’engagent, elles ne lâchent pas ! »

Pendant deux heures l’écoute est passionnée, beaucoup de questions et de remarques. Certaines prennent de nombreuses notes et Bernard écrit les points principaux au tableau. A la fin, elles viennent toutes me remercier et sont furieuses que l’on ne leur ait jamais parlé de la Commune de Paris avant, alors que cette histoire les touche si profondément.

Deux Marocaines, berbères précisent-elles, me demandent si je pourrais organiser un parcours communard pour leurs enfants. «  C’est important qu’ils connaissent la Commune !  »

Je suis très ému. J’ai un peu de mal à sortir en les abandonnant ici.

JEAN-PIERRE THEURIER

PS. De fait, après recherche dans sa Correspondance générale, il apparaît que Louise Michel a bien été enfermée dans cette même maison d’arrêt de Versailles, puisqu’elle en enverra deux lettres datées des 20 octobre et 8 novembre 1871. Les prisonnières avaient raison !

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