On sait que la Danaé  fut le pre­mier bâtiment qui embarqua des déportés en avril 1872, que la Guerrière, qui lui suc­céda, emporta le plus fort contingent, soit 680 communards, que Louise Michel et Henri Rochefort voisinèrent sur la Virginie, et qu’au total, quelque 3 850 condamné(e)s à la déportation en enceinte fortifiée et à la déportation simple furent embarqué(e)s sur 12 transports diffé­rents à destination de la Nouvelle-Calédonie, mais le retour des survivant(e)s n’a pas suscité le même intérêt. En prenant comme exemple les rapatrie­ments effectués par le Tage en 1877, 1879 et 1880, trois épisodes peuvent être distingués.

 

UN TRANSPORT TARDIVEMENT MOBILISÉ

Ce navire « n’a pas été construit pour le service par­ticulier qu’il vient de remplir et pour lequel il a été aménagé de façon spéciale », écrit euphémiquement dans son rapport de fin de campagne le médecin-major en 1879. Trois décennies après le début du chantier à Brest, il fut mis à l’eau en 1854, mais ce fier vaisseau de guerre armé de 92 bouches à feu ne tarda pas à être ravalé au rôle plus humble de trans­port de troupes.

Un décret de 1856 ayant précisé que « tout navire qui n’est pas pourvu d’un moteur à vapeur ne peut être considéré comme un bâtiment de guerre », il fut doté d’une machine qui fut débarquée vingt ans plus tard, avant d’être affecté au service de la Nouvelle-Calédonie. On pourrait s’en étonner si l’expérience acquise n’avait démontré que « les traversées des navires à vapeur n’ont pas été en général plus courtes que celles des navires à voiles », ces derniers ayant une marche supérieure dans les alizés de la zone intertropicale et les grands vents d’ouest de l’hémi­sphère austral qui leur permettaient de rattraper le temps perdu dans les calmes.

La transformation conduisit également à installer dans la batterie haute du Tage quatre grandes cages — dénommées « bagnes » dans le vocabulaire marin —, pour accueillir 400 condamnés dont chacun ne disposait que d’un « cube d’emplace­ment » d’un m3. Ces aménagements n’existaient pas au moment où, en 1871-1872, le navire avait servi de ponton-caserne pour les prévenus de la Commune à Cherbourg.

LA PREMIÈRE CAMPAGNE (1876-1877)

C’est du port de la Manche que partit exception­nellement ce transport, le 14 décembre 1876. Il n’emportait que 13 déportés « reconnus aptes à faire le voyage » : ils avaient été extraits du dépôt « spé­cial » de Saint-Brieuc qui remplaçait le fort de Quélern depuis octobre 1874, et ils furent mêlés aux forçats embarqués à l’île d’Aix.

On peine à imaginer l’extraordinaire encombre­ment que connurent ces navires : en l’occurrence, long de 65 m et large de 17 à la flottaison, soit les dimensions approximatives de deux courts de ten­nis, le Tage hébergeait en outre 405 membres d’équipage et 240 passagers libres, soit un total de 1 058 personnes. Quoiqu’il fût considéré comme « celui dont les dispositions intérieures laissent le moins à désirer », le poste des maîtres placé dans le faux-pont était une étuve, même dans l’océan Austral, à cause du voisinage de deux distillateurs qui fournissaient quotidiennement 6 tonneaux d’eau douce. Si les condamnés étaient « les mieux logés », le médecin-major concède que « cet avantage est bien compensé par les autres conditions dans lesquelles ils sont placés pour effectuer le voyage », long de quelque 110 à 120 jours, dont les quatre cinquièmes « d’un seul trait » après l’unique escale de Tenerife.

La principale mission qui lui fut assignée était de « ramener les déportés qui auront obtenu leur grâce ». Ce transport embarqua à Nouméa, le 17 mai 1877, 138 déportés « anémiés et pauvrement vêtus », dont 129 étaient commués en détention. À la suite du décès de deux déportés pendant la traversée et de l’élargissement d’un troisième à son arrivée, ils furent 126 à être transférés, à peine débarqués à Brest, par l’aviso à roues le Souffleur, jusqu’à Belle-Île. Le directeur de la forteresse fit savoir au préfet du Morbihan qu’il avait « obtenu de la part de tous une soumission complète ; tous se sont même déci­dés, à l’exception d’un seul, à accepter le travail », auquel, de fait, le régime de la détention n’assujet­tissait pas les rapatriés. Comme pour les trois quarts d’entre eux, la durée de la peine nouvelle était de 8 à 10 ans à partir du jugement, leur perspective était donc d’y séjourner au moins jusqu’en 1880, et l’on comprend qu’une telle « grâce » ait pu découra­ger nombre de déportés simples de former des recours.

Le Tage en rade de Nouméa - photographie A. Hughan (source : State Library of New South Wales)
Le Tage en rade de Nouméa - photographie A. Hughan (source : State Library of New South Wales)

 

LA DEUXIÈME CAMPAGNE (1878-1879)

Au départ, en février 1878, le préfet maritime de Brest fut avisé par le préfet du Finistère « que les déportés primitivement destinés au Tage restaient en France ». Emportant 393 passagers libres, il restait fort encombré quoique le nombre des forçats ait été limité à 330, « hommes fatigués du régime des mai­sons centrales [qui] entrevoient la transportation comme une semi-liberté et [dont] plusieurs ont sup­plié de les laisser partir ». Parmi eux se trouvait Victor Pierre, le pénultième communard conduit à l’île Nou pour y subir la peine des travaux forcés.

Après avoir affronté le « désordre des éléments » à l’ouest des Kerguelen, où des creux de 16 m engen­drèrent des « roulis insensés », le bâtiment resta quatre mois et demi sur rade à Nouméa, « une partie de l’équipage ayant pris part aux expéditions à terre contre les Canaques ». Au retour, aucun compte n’ayant été tenu des expériences acquises, les 108 déportés, « dépourvus de vêtements de drap, se trou­vaient dans la nécessité de passer le cap Horn avec des pantalons et des blouses de toile et de coutil, vêtements le plus généralement en usage en Nouvelle-Calédonie ». Du moins leur nombre « alla constam­ment en diminuant grâce à l’expiration successive de la peine d’un certain nombre » d’entre eux, si bien qu’à l’arrivée à Brest en février 1879, 85 commu­nards purent être « expédiés » par le train à Paris. Ne furent transférés à Auray en voitures cellulaires que 18 déportés très majoritairement commués à sept ans de détention, dont le jugement était postérieur à février 1872 et qui, pour la plupart, ne tardèrent pas à être mis en liberté.

LA TROISIÈME CAMPAGNE (1879-1880)

Après avoir transporté aux antipodes son contin­gent de 300 forçats, le Tage quitte Nouméa le 6 avril 1880 avec un équipage de 410 hommes et 667 passagers civils et militaires, parmi lesquels 116 communards amnistiés, qui « mènent une vie joyeuse, habitent la batterie haute et se livrent aux occupations de leur goût », les portes des « bagnes », transformés en « simples postes de séjour », étant désormais ouvertes. Contrairement à des comman­dants qui les traitèrent comme des « insurgés graciés », le capitaine de vaisseau Caubet, « bon républicain », fut salué pour son longanimité, alors que l’aumônier du bord s’évertuait à contester les droits de ces nouveaux « passagers civils » ; celui-ci parvint ainsi à imposer à un ancien déporté à l’ago­nie le secours de la religion, mais furent civilement immergés trois autres rapatriés, dont la fille de Zulma et Georges Arnold, qui fut membre de la Commune.

L’Union Républicaine du Finistère annonçait ironi­quement que l’arrivée du transport, le 1er août, ferait « sans doute revenir à Brest les reporters de quelques journaux de Paris qui sauront probablement se rensei­gner, un peu mieux que par le passé, sur les questions de navigation pour l’édification de leurs lecteurs ». Olivier Pain échappait à la critique, lui qui s’était évadé de Nouvelle-Calédonie : il était présent au débarquement en tant qu’envoyé spécial de L’Intransigeant, dont le 1er numéro ne datait que du 15 juillet. C’est ainsi que les nouveaux arrivants apprirent que l’amnistie plénière, votée par les deux Chambres, avait permis le retour des exilés, dont Henri Rochefort. Ils découvrirent aussi, à l’arrivée du train à la gare Montparnasse, que deux partis répu­blicains se disputaient leurs faveurs, et, en l’occur­rence, la collation préparée à leur intention par le comité « bourgeois », fondé par Louis Blanc et Victor Hugo, les détourna de la réception moins tapageuse organisée par le comité « socialiste ».

YANNICK LAGEAT

Sources

Service historique de la Défense, Brest, 2F17 ;

Arch. dép. Finistère 1Y107, et Morbihan, 2Y228 ;

presses brestoise et parisienne.

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