Louis Eugène Gaultier de La Richerie quitta le service actif en 1880, année où Édouard Manet s’attelait à une composition représentant six hommes gagnant un trois-mâts ancré en rade de Nouméa. Pour le malheur de l’ancien gouverneur de Nouvelle-Calédonie, se trouvait parmi les évadés Henri Rochefort, dont la notoriété lui fut fatale. Exécutant zélé, quoique parfois sceptique, des directives ministérielles, La Richerie servit de bouc émissaire. Aussi, avant sa mort en 1886, veilla-t-il
« à transmettre intact à ses enfants le patrimoine de son honneur ».
Une carrière d’administrateur
Né en 1820, à Fort-de-France, il fut promu capitaine de frégate dès l’âge de 35 ans, après avoir été attaché en Guyane au service de la transportation, et capitaine de vaisseau en 1869, après avoir assumé le commandement des établissements de l’Océanie. S’il est exagéré d’affirmer avec François Jourde qu’il « n’avait jamais navigué », ce sont ses services à terre qui lui valurent d’être nommé, en juin 1870, par décision impériale, à Nouméa, où, à peine arrivé à son poste, il dut célébrer la proclamation de la République.
Un décret de 1863 avait fait de l’archipel des antipodes une colonie pénitentiaire, et, à partir de 1867 et pendant 30 années, il accueillit les forçats « européens », sans que se vérifie l’espoir placé dans la concession de terres aux anciens condamnés, qui, devenant propriétaires, « se moraliseraient et formeraient une population régénérée ». Aussi, afin d’encourager la colonisation libre, La Richerie créa, en janvier 1871, un malencontreux permis qui autorisa l'occupation des terrains domaniaux sans attendre que la délimitation des « réserves indigènes » soit achevée. L’accaparement foncier fut essentiellement le fait de grands éleveurs dont les empiètements incontrôlés, en réduisant l'espace occupé par la population kanak, allaient être le ferment de l'insurrection de 1878. Quand elle se déclencha, le gouverneur avait quitté la colonie depuis quatre années, victime de la déportation qu’il avait été chargé d’organiser.
L’accueil des communards
La Seconde République avait promulgué, en juin 1850, la loi soumettant les auteurs de « crimes politiques » à un exil perpétuel dans une colonie pénitentiaire et établissant une distinction entre la « déportation simple » et la « déportation dans une enceinte fortifiée ». « Lorsque les événements survenus le 18 mars 1871 vinrent donner à la question de la déportation des proportions qu’elle n’avait jamais eues », le choix de la Nouvelle-Calédonie s’imposa. Le gouverneur fut avisé, en février 1872, de l’envoi d’« insurgés », avant même le vote de la loi qui, le 23 mars, désignait les lieux devant accueillir les condamnés des deux degrés, respectivement la presqu’île Ducos et l’île des Pins. Avec l’arrivée, en décembre 1873, de la Virginie qui débarqua Henri Rochefort, les sept premiers navires avaient acheminé 87 % des quelque 3 800 déportés.
Le ministre de la Marine adressa au gouverneur des directives détaillées, sachant pouvoir compter sur son « zèle » et son « intelligence » pour la réussite d’une expérience pénale inédite, mais il admettait qu’il lui faudrait « improviser dans une large mesure », et, de fait, tous les déportés ont témoigné de l’état d’impréparation dans lequel se trouvaient les lieux d’expiation à leur arrivée. Tout au plus le gouverneur s’autorisa-t-il à désapprouver le choix de l’emplacement de la presqu’île Ducos :
« Ce serait pour ainsi dire mettre les condamnés dans Nouméa »,
mais, alors que les « blindés » ne pouvaient espérer quitter l’enceinte fortifiée qu’après cinq années, des déportés simples bénéficièrent, dès leur arrivée, de l’autorisation de séjourner sur la Grande-Terre : ils étaient près de 400 en décembre 1873. En l’occurrence, le gouverneur n’avait fait qu’appliquer diligemment les instructions, et ce fut sa perte.
L’évasion collective
On a peine à imaginer la popularité dont jouissait Rochefort qui fut un des plus vigoureux contempteurs de l’Empire. Quoiqu’il eût limité son activité sous la Commune au journalisme, il fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Hébergé dans la paillote que partageaient Olivier Pain et Paschal Grousset, il se montra peu disposé à s’y attarder :
« L’auberge néo-calédonienne où le gouvernement nous avait claquemurés ne cadrait en rien avec nos habitudes parisiennes : nourriture insuffisante, service défectueux, manque absolu de confortable. Devant le peu d’égards que nous témoignaient nos aubergistes et l’insuccès de nos réclamations, nous prîmes une résolution énergique, celle de déménager ”à la cloche de bois”. »
L’occasion fut offerte par Édouard Ballière et François Jourde, tous deux déportés libres établis à Nouméa, qui, n’ayant pas tardé à envisager une « excursion en Australie », entreprirent des négociations avec le commandant du PCE (initiales de trois mots anglais : Peace, Ease, Comfort). Le 19 mars 1874, profitant de la baleinière avec laquelle un autre déporté, Charles Bastien, dit Granthille, assurait quotidiennement la livraison de vivres à la presqu’île Ducos, les trois « blindés » purent être recueillis en pleine nuit, et, à force de rames, les six fugitifs rejoignirent le trois-mâts. De retour à Nouméa, le 23 mars, le gouverneur apprit l’évasion et sa promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Il n’aurait eu aucune illusion sur le sort qui lui serait réservé :
« C’est une croix sur une tombe. »
Le dénouement de l’« affaire »
La réaction gouvernementale ne tarda pas : le 14 avril, le contre-amiral Ribourt fut investi d’une triple mission :
« l’enquête sur les circonstances de l’évasion, les facilités que peut procurer le choix de la presqu’île Ducos, et la recherche d’un point qui pourrait lui être substitué avec avantage ».
Le 21 juin, le commissaire plénipotentiaire débarquait, armé de pouvoirs extraordinaires. Il commença par expulser de la Grande Terre tous les déportés simples, avant de dresser, à son départ, deux mois plus tard, la liste des « suspensions, licenciements, révocations, destitutions, expulsions ». Dénonçant un « abus de pouvoir », La Richerie fit connaître au ministre son refus de « mettre à exécution des mesures entachées d’illégalité », le justifiant par la désorganisation de ses services. Revenant inopinément à Nouméa, Ribourt apprit qu’il avait été décidé de mettre un terme, au moins temporaire, à l’épuration qu’il avait prescrite, et, fort irrité, informa le gouvernement de cet acte de « désobéissance flagrante ».
Le gouverneur fut rappelé en métropole, où il avait été précédé par Ribourt qui, ayant eu l’honneur d’être reçu en audience privée par le maréchal-président, lui soumit son rapport d’enquête. La Richerie, convoqué devant une commission « chargée de recueillir ses explications au sujet des griefs qui lui sont imputés », prit connaissance à Lorient, son port d’attache, de sa « révocation » de ses fonctions de gouverneur, sanction jugée encore trop légère par la presse réactionnaire, alors que sa mise à la retraite aurait été « le minimum de ce que la conscience publique pouvait exiger ». Ribourt l’ayant poursuivi de sa vindicte en faisant « fuiter » son rapport, sa victime se rebella en publiant un mémoire avec, en exergue, un verset de saint Luc :
« Il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert ni rien de secret qui ne doive être connu ».
En dépit de la réaction indignée de l’amiral à la lecture d’un brûlot « de nature à porter la plus sérieuse atteinte à sa considération », le préfet maritime de Lorient continua de saluer en La Richerie un « officier supérieur d’une valeur incontestable », estimant « fâcheux que des circonstances spéciales l’empêchent d’arriver au grade d’officier général ».
Conclusion
L’intérimaire Alleyron s’étant empressé d’appliquer les oukases de Ribourt, le départ du réprouvé finira par inspirer quelque regret :
« S’être acquis une renommée sinistre de geôlier, écrit Henri Bauër, et finir, situation brisée, destitué pour excès de complaisance aux prisonniers, - voilà l’exemple des contrastes singuliers d’une carrière. »
La politique de rigueur fut poursuivie par Pritzbuër, qui renonça toutefois au projet de transfert de l’enceinte fortifiée. Ironique, sinon provocateur, La Richerie se proposa à sa succession, dans une lettre au ministre de la Marine, en décembre 1877 :
« Je viens d’apprendre que votre intention serait de remplacer le gouverneur actuel. Je me permets de vous écrire pour vous offrir mes services dans ce poste difficile. »
Il n’ignorait rien, en effet, de la lourdeur de la tâche…
YANNICK LAGEAT
Sources :
Serv. hist. Défense, Vincennes, dossier individuel MV CC7 ALPHA 980.
Notice sur la déportation à la Nouvelle-Calédonie. Imprimerie nationale, Paris, 1874, 192 p.
Bauër H., Mémoires d’un jeune homme. Charpentier-Fasquelle, Paris, 1895, 322 p.
Rochefort H., Les aventures de ma vie. Paul Dupont éditeur, Paris, t. III, 1896, 366 p.