Sur nombre de photographies de la place Vendôme, notamment celles de Bruno Braquehais, figure, avant et après la destruction de la colonne, le 16 mai, une installation singulière qui ne semble guère avoir retenu l’attention. Un placard publicitaire la désigne comme une barricade faisant partie d’un
nouveau système de fortification élastique et mobile destiné à couvrir les troupes en marche et à former rapidement un camp retranché.
Les soldats versaillais, qui l’enlevèrent quelques jours après leur entrée dans Paris, surent-ils même jamais l’usage auquel elle était promise ? D’ailleurs, le conseil de guerre en fit peu de cas, et ce n’est pas cette déportation en Nouvelle-Calédonie.
La personnalité de Paul Vaissier ne laisse pas d’être déconcertante tant sa vie se révèle ténébreuse. Né à Clermont-Ferrand en 1832, il est
très recommandé par les notabilités du Puy-de-Dôme, appartenant à une famille honorable,
qu’un autre rapport affirme être mal vue dans le pays. Se disant ingénieur civil, il se serait trouvé à la tête d’une société d’eaux thermales, d’une fabrique d’engrais, d’un atelier d’horlogerie, d’une flottille de pêche et même de la compagnie des charbonnages du Nord… À la suite de sa rencontre en 1868 avec le prince russe Marcelin Lubomirsky qui en fit son fondé de pouvoir et qu’il aurait aidé à faire des dupes, afin de préserver son train de vie, jamais il ne fut poursuivi en dépit des nombreuses affaires véreuses auxquelles il aurait été mêlé. C’est par l’intermédiaire de son protecteur qu’il fit la connaissance, en 1870, de la comtesse Bobrinskoy, dont le fils était membre du conseil secret du tsar Alexandre II. Comme elle était désireuse, à la veille du siège, de quitter Paris, Vaissier, se faisant fort de commander une compagnie de gardes nationaux, lui offrit de veiller sur son hôtel particulier de la rue de Chateaubriand. Il aurait manifesté un tel dévouement dans ses nouvelles fonctions qu’il aurait tenté d’évincer le personnel en place, poussant même au suicide le régisseur, avant que le chancelier de l’ambassade de Russie, désignant cet agent d’affaires comme un homme exceptionnellement dangereux, obtienne de Paschal Grousset, délégué aux Affaires extérieures, son expulsion et fasse apposer les scellés sur la résidence.
Les dépositions des témoins appelés à la barre du 5e conseil de guerre, lors du procès de Vaissier, le 5 mars 1872, dont celle de la comtesse à son retour à Paris, ne permettent guère de cerner les agissements du prévenu.
Plus s’avancent les débats de cette curieuse affaire, moins s’éclaircit l’obscurité qui l’enveloppe,
écrit le correspondant du Petit Journal. C’est ainsi que le peintre de marine Théodore Gudin, après avoir évoqué en des termes les plus élogieux celui qui l’aurait escroqué, serre la main de l’accusé avec une telle tendresse qu’un gardien est obligé de les séparer, et il le recommandera avec insistance à la commission des grâces. Car Vaissier fut condamné, et lourdement, le commissaire du gouvernement estimant qu’
en présence des graves présomptions qui pèsent sur lui, l’indulgence serait inopportune : la place de cet homme, dit-il, est plutôt au bagne que dans une enceinte fortifiée.
Ce qui lui est reproché a peu à voir avec l’insurrection, puisqu’il est admis qu’il n’a pas fait partie de la garde fédérée et qu’il n’a pas été prouvé qu’il ait rempli un emploi déterminé. S’il s’est prévalu d’avoir entretenu des relations continuelles et intimes avec les principaux chefs du mouvement, les noms cités, dont le plus connu est celui d’Audric, chef d’état-major de Dombrowski, ne sont pas les plus compromettants. Le journaliste sera si peu convaincu de sa culpabilité qu’il conclura ainsi son article :
C’est égal ; le mystère n’est pas encore éclairci. Le sera-t-il jamais ? À aucun moment du procès, le pare-boulets ne fut invoqué pour justifier la participation de Vaissier à un attentat dans le but de changer ou de détruire le gouvernement.
Pourtant, le dossier d’instruction contient le procès-verbal d’un commissaire qui avait recueilli le témoignage d’un garçon de bureau à l’état-major du 1er arrondissement :
« J’ai vu sur la place Vendôme, où elle est restée pendant toute la durée de la Commune, une barricade mobile, montée sur un chariot. C’était une sorte de parallélogramme haut de trois mètres, large d’autant, d’une épaisseur de vingt-cinq centimètres, dont la surface extérieure était recouverte par des cordes de fil de fer tressé d’un diamètre de trois centimètres environ, placées les unes près des autres dans le sens de la hauteur. Sous ces cordes de fil de fer et placés en travers se trouvaient des ressorts de voitures et de l’étoupe. Je ne connais pas l’inventeur de cette machine et je ne l’ai jamais vu. Cette barricade a été amenée sur la place Vendôme pendant la nuit, quelques jours après l’avènement de la Commune ».
Elle n’y a jamais servi que de lit de repos à des fédérés et d’abri à des cantinières, et le confort que semble offrir ce matelas fait douter qu’il ait été
bourré de cailloux pressés étroitement les uns contre les autres,
comme l’écrit l’auteur de l’article de l’Illustration (communication de Michèle Audin).
Elle avait, en fait, été commandée dès le mois d’octobre 1870 à des constructeurs de voitures, Claude-Désiré Perrousset et son beau-frère François-Adolphe Samuel, mais Vaissier n’avait pas cherché à la retirer de leurs ateliers du faubourg Saint-Antoine, attendu qu’il n’en avait pas effectué le paiement intégral. Il s’en préoccupa le 26 mars 1871, et obtint, le lendemain, du ministère de la Guerre que son invention
serait placée à l’état-major, place Vendôme du côté de la rue de la Paix, en lieu et place de la barricade de pavés qui empêche la circulation.
Quoique les constructeurs n’aient pas levé leur opposition, un individu se présentant au nom de Vaissier, accompagné d’une douzaine de gardes nationaux, saisit le pare-boulets, en faisant atteler deux chevaux à la voiture sur laquelle il était posé. Il demeura donc près de la colonne, exemplaire unique, recouvert d’une affiche jaune portant cette mention :
Ce système est offert gratuitement à la République par l’inventeur, le citoyen M. Vaissier-Mornac,
nom de jeune fille de sa mère qui a multiplié les adresses, abondamment apostillées, au chef des armées versaillaises et à la maréchale, bien que son fils eût exprimé l’ambition d’être nommé ingénieur en chef des fortifications : il n’avait pu toutefois parfaire son dispositif puisqu’il n’avait pas trouvé les tôles nécessaires à la fabrication d’une autre de ses inventions, le pare-balles…
Arrêté le 26 mai, alors qu’il arborait un drapeau tricolore, Vaissier forma le projet, pendant sa détention préventive, de simuler la folie, seul moyen de se tirer d’affaire, selon ses confidences à l’un de ses codétenus, et, pressentant la lourdeur de la peine qui lui serait infligée, son défenseur, Me Rousselle, tentera vainement de le faire examiner par des médecins aliénistes. Le verdict tomba au terme d’une délibération de 35 minutes, et le général commandant la subdivision de Seine-et-Oise estima qu’aucune mesure de clémence ne pouvait être proposée en faveur de cet homme jugé décidément dangereux. Il fut interné au fort de Quélern, en presqu’île de Crozon, qu’il ne quitta que le 29 août 1874, son embarquement ayant été retardé par la commission sanitaire en raison de son état jugé déplorable. Au cours de ces deux années d’attente, bénéficiant de la complicité d’un gardien qui fut le destinataire d’une correspondance ainsi dérobée à la surveillance du directeur de l’établissement, il se fit le propagandiste d’une campagne bonapartiste, en réponse à un Appel au peuple qu’aurait lancé Eugène Rouher, chef du parti depuis l’exil et la mort de l’empereur. Le détenu en conviendra lors d’un interrogatoire :
Après tous les malheurs qui me sont arrivés, je me suis souvenu du bonheur dont nous jouissions sous le régime impérial, et j’ai rêvé la restauration du gouvernement déchu comme le terme de mes maux. Je sais que le retour de l’empire est le voeu le plus cher de beaucoup de nos communards.
Il ne rallia que sept adhésions parmi les 170 condamnés qui seront embarqués à bord de la Virginie.
Se signalant à l’attention de l’administration pénitentiaire par sa bonne conduite à la presqu’île Ducos où il fondait de grands espoirs sur la production d’encre et de cirage, Vaissier y trouva la mort, le 23 mars 1876, d’un empoisonnement involontaire. Ultime épisode troublant d’une existence qui n’aura cessé d’interroger jusqu’à son terme, puisqu’une perquisition à son domicile parisien avait conduit à la découverte d’une quantité considérable de poisons des plus violents dont il n’avait pu justifier la possession… Trois mois après son décès, la commission des grâces proposait de lui accorder le bannissement, jugeant suffisante l’expiation de sa conduite et se déclarant sensible à l’intérêt qu’il inspirait aux personnes notables de son département.
YANNICK LAGEAT
Sources :
Serv. hist. Défense, Vincennes, GR 8 J 179 ;
Arch. Nat., BB/24/745 ; ANOM, Col H 103 ;
L’Illustration du 13 mai 1871 ;
Le Monde illustré du 27 mai 1871 ;
Le Petit Journal du 7 mars 1872 ;
Le Temps du 13 juillet 1875.