Pourquoi les artistes, pour nombre d’entre eux, n’ont pas eu les mêmes réactions que les écrivains devant la Commune ?
Certes, il ne faut pas exagérer le fossé entre les écrivains et les artistes, mais les artistes plasticiens ont été majoritairement beaucoup plus modérés que les écrivains. Plusieurs éléments peuvent être mis en avant pour expliquer cette situation.
Comme nous l’avons analysé par ailleurs (1), les grands écrivains, en 1871, ont une longue carrière derrière eux. Ils ont connu les espoirs et les désillusions des révolutions de 1830 et de 1848, le Second Empire a su les domestiquer et les jeunes écrivains, parmi eux, sont rares. Au contraire, à l’exception des peintres « pompiers », la plupart des artistes sont nettement plus jeunes, certains sont arrivés de province récemment et gagnent maigrement leur vie en publiant des dessins dans la presse. On peut aussi constater que, dans l’ensemble, ils sont issus d’un milieu social beaucoup plus modeste (artisans, petite bourgeoisie, petits fonctionnaires, milieu de l’art) que celui des écrivains.
Deuxième élément d’explication : les écrivains, en 1870, ont fui Paris pour se réfugier en province ; ils ne seront pas dans la capitale durant la Commune et ne seront informés que par la presse nationale ou régionale, généralement hostile à la Commune, ou par des correspondances avec leurs pairs (comme la correspondance entre George Sand et Flaubert). On verra plus loin avec Manet comment ce fait est important et peut faire changer d’opinion quelqu’un qui est loin de Paris. Des artistes plasticiens aussi ont fui Paris mais les plus jeunes ont participé à la guerre contre la Prusse dans l’armée puis, après la chute de l’Empire et le siège de Paris, dans la Garde nationale. C’est le cas, par exemple, de James Tissot. Cette Garde nationale de 340 000 hommes en armes, de tous milieux sociaux, va créer des solidarités. James Tissot, dans les moments de calme, « croque » sur le vif des dessins de ses compagnons de province avec bienveillance. Les échanges entre eux sur le patriotisme, le défaitisme des généraux et du pouvoir, le risque d’un retour de la monarchie sont communicatifs. À la différence d’artistes comme Degas, Manet, Meissonnier, Stevens, qui furent démobilisés après l’armistice du 28 janvier 1871, Tissot demeura dans la Garde nationale jusqu’à la fin de la Commune et n’alla se réfugier à Londres qu’après la Semaine sanglante.
Une troisième explication est que les artistes plasticiens ont compris l’utilité de s’organiser collectivement pour défendre leurs intérêts communs, ce qui n’est pas le cas des écrivains beaucoup plus individualistes : en 1790, déjà, David avait fondé la Commune des arts ; en 1848, une assemblée générale des artistes, sous la présidence d’Eugène Delacroix pour les peintres et François Rude pour les sculpteurs, vit le jour ; dès le 4 septembre 1870, une commission artistique pour la sauvegarde des musées nationaux est créée et s’installe au Louvre. Elle est placée sous l’autorité du ministre de l’Éducation et Gustave Courbet la préside. Elle doit veiller à protéger les monuments parisiens : musées du Louvre, de Cluny, des Gobelins, du Luxembourg, de Sèvres contre les bombardements prussiens. Cette première organisation en 1870 prépare le terrain à la Fédération des artistes lors de la Commune, qui reprendra cette mission. Lorsque Gustave Courbet, pour réorganiser les Beaux-Arts, appelle à une réunion dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine, le 13 avril 1871, plus de 400 artistes sont présents (en dépit de l’absence de tous ceux qui se sont réfugiés en province ou à l’étranger pour fuir les Prussiens). Ils constituent une Fédération des artistes et votent un programme proclamant la liberté des artistes à l’égard du pouvoir, la nécessité de protéger les œuvres d’art dans les musées, le développement de l’enseignement artistique dans les écoles. On pourra rétorquer que des grands artistes, réfugiés en province ou à l’étranger, se sont tenus à l’écart des évènements : Bonvin, Corot, Daumier, Doré, etc. Certes, mais ils n’ont pas éructé comme les écrivains. Gustave Doré, qui s’était réfugié à Versailles avec sa mère chez des amis, assiste régulièrement aux séances de l’Assemblée nationale et caricature les députés ; il fera aussi des caricatures des communards arrivant à Versailles. Ces croquis ne seront retrouvés et publiés qu’en 1907 (2). Gustave Doré, qui n’est pas engagé politiquement, rend néanmoins les parlementaires beaucoup plus ridicules et moins humains que les communards.
Comment ont réagi les peintres impressionnistes ? La plupart n’étaient pas à Paris et, dans l’ensemble, ils n’ont pas affiché leur opinion, à l’exception de Pissarro et de Manet. Néanmoins, ils ne peindront pas les ruines de Paris, comme Meissonnier et d’autres peintres mais, pour ne pas indisposer leurs acheteurs (autocensure ?), éviteront qu’on puisse faire l’amalgame entre révolution dans l’art et révolution politique. Édouard Manet, qui s’est réfugié dans les Pyrénées et qui, aux premières nouvelles diffusées par la presse (l’exécution des généraux Thomas et Lecomte), a une réaction très négative sur la Commune, change d’opinion lorsqu’il reçoit une lettre de son frère Gustave qui est resté dans Paris et qui l’informe favorablement sur la Commune. Il reviendra dans la capitale fin mai et assistera à la répression versaillaise, puis à l’exécution de Rossel, Bourgeois et Ferré. Il traduira à travers deux lithographies – La Barricade et La Guerre civile – l’émotion ressentie à cette occasion. Il peindra deux tableaux consacrés à L’Évasion de Rochefort du bagne de Nouvelle-Calédonie et fera aussi un portrait de Rochefort. Camille Pissarro, dans les années 1880, se lie avec Paul Signac, Georges Seurat, Maximilien Luce et découvre les idées anarchistes. Dans sa série Turpitudes sociales on retrouve le souvenir de la répression de la Commune.
Tous ces facteurs ont donc pu jouer plus ou moins selon les uns et les autres et font qu’on ne retrouve pas chez les artistes plasticiens l’équivalent des diatribes féroces des écrivains. Il faudra attendre 1885 et la toile de Maurice Boutet de Monvel, L’Apothéose de la canaille, pour trouver un ton qui se rapproche de celui de certains écrivains.
PAUL LIDSKY