PREMIÈRE PARTIE
Il y a des pages aussi belles que les plus belles de George Sand, même force, même ampleur, et même simplicité ; moins d’idéalité peut-être. Cet éloge est paru en 1863 après le deuxième roman d’André Léo Un mariage scandaleux dans le journal le Constitutionnel. La comparaison entre les deux romancières est pertinente, même utilisation d’un pseudonyme masculin, même éducation soignée et même engagement révolutionnaire, mais une génération les sépare. La première participe à la révolution de 1848, la deuxième à la Commune que réprouve la première retournée dans l’isolement de sa belle maison aristocratique de Nohant.
Une jeunesse studieuse et campagnarde
Léodile Béra naît en 1824 à Lusignan dans la Vienne. Sa famille, nombreuse, est de bonne bourgeoisie : grand-père avocat franc-maçon, père officier de marine puis notaire, mère catholique. Restée jusqu’à 27 ans dans le milieu familial, Léodile se nourrit de l’imposante bibliothèque familiale constituée dès le 18e siècle avec les Encyclopédistes, Rousseau, Voltaire puis Saint-Simon. Elle écrit son premier roman Une vieille fille qui exalte l’amour choisi et s’oppose au mariage traditionnellement imposé. Elle entrevoit la liberté à travers la personnalité d’un disciple de Pierre Leroux, auteur d’articles dans La Revue sociale du philosophe, ouvrier fondateur d’une colonie de 80 personnes à Boussac dans la Creuse. Grégoire Champseix, né à Treignac en Corrèze a écrit Lien de l’Homme et de l’Humanité et en 1847, un article sur le droit des Femmes dans l’Éclaireur de l’Indre avec Pauline Roland, elle aussi membre de la communauté de Boussac. En mars 1849, il est à Poitiers au moment du procès d’insurgés républicains de Limoges. Il prend leur défense dans le journal Le Peuple ce qui lui vaudra une peine de prison. Pour y échapper, il s’exile en Suisse où Léodile le rejoint après une longue correspondance. Ils se marient en 1851 près de Lausanne où Grégoire est instituteur. L’aventure commence, elle s’habille en homme pour des randonnées en montagne avec son mari. Deux jumeaux, André et Léo naissent.
Léodile signe Léo son premier roman qui paraît à Bruxelles.
Amnistié en 1860, Grégoire Champseix retourne en France à Paris où il s’applique à installer un appartement dans la maison qu’il occupe avec les frères Reclus dans le quartier des Batignolles tandis que son épouse retrouve sa famille en Poitou. Elle fait paraître un second roman Un mariage scandaleux à compte d’auteur.
Une romancière célèbre
Grégoire Champseix meurt, probablement d’un cancer, en 1863. Léodile prend alors le pseudonyme d’André Léo et fait paraître en rafale plusieurs romans tandis qu’elle place les jumeaux séparément dans des familles amies en province. Rééditions, parutions en feuilletons, articles de presse se succèdent. Le grand sujet de ses écrits est l’amour vrai, celui de cœurs sociaux qui se découvrent dans l’action en faveur des opprimés comme le résume Alain Dalotel qui fut adhérent de notre association et auteur d’un livre monument sur André Léo. Sa position féministe se précise, pour elle le mariage est un esclavage légal, les corsets et les crinolines des entraves à la liberté, l’amour-passion un piège tout comme le jeu de la séduction. Cependant la liberté est possible dans le respect de la vie privée, l’ouvrier et le paysan lui semblent plus purs moralement que le bourgeois. Elle adhère en 1865 au parti socialiste et dès que les réunions publiques sont autorisées, André Léo y multiplie les conférences pendant que Paule Minck fait des discours enflammés. Elle tient salon tous les jeudis dans son appartement, rue Nollet, aux Batignolles. Élisée Reclus lui fait un compte-rendu quand elle ne peut pas se rendre aux réunions : hier soir, c’était la 10e ou la 11e réunion sur le travail des femmes…toujours la même grossièreté dans les interruptions. En effet, elle écrit sans arrêt à ses enfants, ses amis, ses relations, elle polémique avec Proudhon qui prétend démontrer la triple infériorité de la femme : physique, intellectuelle et morale. Elle rédige un manifeste pour demander l’égalité devant la loi, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans le travail lu le 6 juin en public par un homme. Un jeune ouvrier teinturier, Benoît Malon, ébloui, le signe.
En janvier 1869, apparaît « La société de revendication des droits de la femme » fondée paritairement par sept femmes et sept hommes et où se retrouvent Louise Michel et Élie Reclus pour la création d’une école de la démocratie et la réforme du code civil napoléonien. Dans cette effervescence véritablement prérévolutionnaire, elle devient plus journaliste que romancière, collaborant au journal Le Droit des femmes fondé par Léon Richer dans lequel paraît un traité La femme et les mœurs : liberté ou monarchie. Cependant, la même année paraît un roman étonnant Aline-Ali qui démontre avant Simone de Beauvoir qu’on ne naît pas femme mais qu’on le devient par culture.
TROIS ANS AVANT LA COMMUNE, UN RÊVE DE JOURNAL
« Tandis que poussent au soleil, chaque jour, feuilles politiques et lettrées, s’adressant toutes à cette partie du public français qui a fait ses classes quelque part, mon rêve, déjà vieux, et qui date, pour tout dire, des merveilleuses destinées que nous a faites le suffrage universel, mon rêve est un humble journal du dimanche, à cinquante-deux sous par an.
Journal comme pas un autre, nourri de faits et d’idées, sobre de mots, dont chaque numéro contiendrait une page d’économie sociale, un petit examen des lois, une biographie d’homme utile, un peu d’hygiène, un peu de science, un cours agricole et une causerie familière sur les faits de la semaine écoulée. Le tout, mis à la portée des rustiques lecteurs, non par une imitation maladroite de leur langage, mais à force de simplicité, voire même, s’il se peut, de précision, d’élégance et d’harmonie. Le fait divers y aurait sa place, mais choisi et commenté ? Les disputes religieuses et les personnalités politiques en seraient bannies ; on s’occuperait simplement, dans le milieu où nous sommes, en pleine évidence et en plein jour, de justice, religion de tous les temps, pierre de touche de tous les partis. »
Extrait d’Aline-Ali, roman feuilleton paru à l’automne 1868 dans le quotidien L’Opinion Nationale, un journal créé par des saint-simoniens.
Ce roman qui montre la différence de traitement pour un article selon que l’on est une femme, en l’occurrence Aline ou un homme, Ali, a été écrit en même temps que se tenaient au Vauxhall une douzaine de réunions sur l’économie sociale, les sujets de politique et de religion étant interdits.
André Léo a fait paraître plusieurs comptes-rendus de ces réunions dans L’Opinion Nationale dont Les séances du Vauxhall sur le travail des femmes le 18 juillet 1868.
DEUXIÈME PARTIE
C’est dans cette période de haute activité et de célébrité comme romancière qu’elle rencontre et échange de nombreuses lettres avec Benoît Malon, originaire du Forez et l’un des fondateurs de l’AIT, Association Internationale des Travailleurs. Les lettres de Benoît Malon à André Léo sont conservées à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam nous pouvons donc les lire. La première, du 6 juillet 1868, est écrite depuis la prison de Sainte Pélagie :
… les réunions de la salle Pilodo font un tel bruit que l’écho en vient jusqu’à nous…ils n’ont toujours que les objections de Proudhon à nous jeter à la tête… .
L’emploi du « nous » montre bien ici l’adhésion de Benoît Malon à un combat commun féministe. En sortant de prison, il introduit André Léo au journal de l’AIT L’Égalité où collaborent Bakounine et Élie Reclus mais sa participation ne dure que quelques mois en raison de l’opposition de Bakounine, peu enclin au féminisme. N’importe, elle écrit dans Le Droit des femmes, dans l’article « Les effets du système » : La plupart des révolutionnaires sont les derniers à comprendre que tous les droits sont solidaires, rappelant qu’en 1848, les révolutionnaires avaient refusé le droit de vote aux femmes. Benoît Malon, qui se revendique communiste, écope en février 1870 d’un emprisonnement à Mazas pour recel d’armes. André Léo prend sa défense dans les journaux dès le 1er mai et lui rend visite. Libéré, Benoît Malon accompagné d’André Léo et Louise Michel entre autres, se rend le 4 septembre chez Trochu alors gouverneur de Paris pour demander la grâce de deux Blanquistes condamnés à mort pour avoir voulu s’emparer des armes de la caserne de la Villette. Aux élections, l’AIT conquiert la mairie du 17e et la gardera pendant la Commune. Aux Batignolles, on parle de « la bande à Malon ». Benoît Malon étant élu adjoint au maire, André Léo participe aux commissions du Travail et de l’Instruction publique et secourt les affamés pendant le siège.
La journaliste communarde
Ils sont absents de Paris le 18 mars 1871 et rejoignent les Batignolles séparément. André Léo revient du Poitou à Paris en train de nuit le 3 avril et soutient aussitôt la révolution armée avec les articles « La France avec nous » en direction de la province dont elle a senti la réticence et « Toutes avec tous » en direction des féministes.
Le 3 mai, elle précise sa pensée dans son style direct et franc si caractéristique, avec l’article Le socialisme aux paysans :
« le paysan est aussi décrié à Paris que l’ouvrier parisien en province…le socialisme doit conquérir le paysan comme il a conquis l’ouvrier… (les paysans) n’ont pas varié dans leur attachement à la grande révolution (de 1789) qui les a affranchis des dîmes et de la corvée et leur a donné la terre. »
Elle écrit un manifeste Aux travailleurs de la campagne. Infatigable, André Léo signe quinze articles en un mois dans La Sociale, s’appuyant autant sur la théorie que sur les faits. Un article qui a l’air d’un titre de roman populaire intitulé Aventure de neuf ambulancières à la recherche d’un poste de dévouement demande avec l’énergie du désespoir une place pour les femmes. Rossel ayant envisagé d’accepter le concours des femmes, elle lui accordera son soutien jusqu’au bout. Elle écrit à Dombrovski : Croit-on pouvoir faire la révolution sans les femmes ? Elle voulait avec beaucoup d’autres créer un bataillon de femmes et un corps d’ambulancières, mais son pouvoir n’ira pas plus loin que celui de présider la Commission féminine de l’enseignement et d’ouvrir une école expérimentale.
Pendant la crise de la majorité/minorité en mai, la Commune offre la dictature à Rossel qui la refuse, ce qui chagrine André Léo qui n’aura de cesse de demander la levée du secret d’État le concernant au Comité Central. Le temps manque, les versaillais entrent dans Paris. Les Batignolles résistent un moment, le couple André Léo - Benoît Malon est recherché par la police, les fausses nouvelles circulent. André Léo serait prisonnière, on tue plusieurs Benoît Malon, mais celui-ci se réfugie chez Auguste Ottin, peintre et sculpteur de la Fédération des artistes.
Deuxième exil suisse
Le scénario de la fuite en Suisse avec son mari se répète avec Benoît Malon et les jumeaux devenus fédérés. À peine quatre mois après la terrible répression, fin septembre, au congrès de la Paix à Lausanne, André Léo saisit une tribune peu réceptive et lit une défense de la Commune de Paris, « La Guerre sociale ». L’hostilité grandissante, les huées l’empêchent de finir. On ne sait pas exactement à quel endroit ont lieu les réactions : la chute de la colonne Vendôme est
un enfantillage où j’ai maudit l’aveuglement de ces hommes - je parle de la majorité - dont la stupide incapacité a perdu la plus belle cause, qui prétendaient imiter 1793 sans en avoir les moyens.
Elle revient enfin sur les accusations portées contre les communards par Thiers et rétablit quelques vérités, en particulier sur la Semaine sanglante et les incendies attribués aux parisiens qui nécessiteraient une enquête. Après l’action, la réflexion apporte son lot de rancœur. De son côté, Benoît Malon écrit La troisième défaite du prolétariat français. André Léo n’hésite pas à polémiquer avec Marx qualifié de mauvais génie de l’Internationale. Ils se rapprochent de Bakounine, du moins jusqu’à son expulsion de l’AIT au congrès de La Haye.
Le 30 novembre 1872, Malon est condamné par le Conseil de guerre à la déportation. Comme pour les autres communards, la période est à la dépression, la misère et l’errance. Ils iront jusqu’en Sicile et en Sardaigne. Leur liaison se terminant, André Léo se fixe à Formia en Italie et doute : Préparer la révolution vaut cent fois mieux que la faire quand elle n’est pas préparée, écrit-elle dans une lettre. Elle ne croit plus aux révolutions violentes qui entraînent la réaction. Son fils Léo meurt d’un cancer en 1885 et elle revient en France bientôt suivie par son autre fils, André, qui l’aide à diffuser ses écrits. À sa mort en 1900, elle laisse une rente à la disposition d’une commune qui serait volontaire pour mettre un terrain à la disposition des pauvres pour le partage des récoltes. Elle repose avec son mari et ses fils au cimetière d’Auteuil, 8e division, 4e ligne, n°1. André Léo laisse l’image encore trop peu connue d’une féministe obstinée travaillant par tous les moyens littéraires et militants pour l’égalité et la liberté avec un langage souvent très personnel et incisif.
L’IDENTITÉ RETROUVÉE D’ANDRÉ LÉO
La recherche sur les communards s’étant intensifiée depuis le 150e anniversaire, nous avons la surprise de découvrir, grâce à une communication de M. Bonnet que la photo largement utilisée d’André Léo lui est faussement attribuée. En effet, il y a peu de rapport entre cette femme au port altier qui correspond à la réputation de « bas-bleu » faite à André Léo par Bakounine et Barbey d’Aurevilly et la douceur de traits et d’expression des photos publiées dans cet article et issues de sa famille ou de ses amis dont Élie Reclus.
De même, nous avons été alertés sur l’inexactitude d’une photo attribuée à Manet et parue sur notre site à la suite de l’exposition du musée d’Orsay intitulée Manet/Degas et de l’article paru dans notre bulletin l’année dernière.
Pour corriger la photo erronée reproduite sur notre carte d’adhésion de l’année, notre brochure consacrée à l’action des femmes et dans bien d’autres parutions récentes, un millier d’autocollants ne seraient pas de trop ! Bonjour à ton vrai visage Léodile dite André Léo.
ED
EUGÉNIE DUBREUIL
Sources :
Fernande Gastaldello, André Léo, femme écrivain au 19e siècle, Éditions du Pays chauvinois, 2001 ;
Alain Dalotel, André Léo, la Junon de la Commune, Éditions du Pays chauvinois, 2004 ;
André Léo, Aline-Ali, Éditions du Pays chauvinois, roman disponible à la bibliothèque des Amies et Amis.
André Léo, Écrits politiques, introduction de Gérald Dittmar, Éd. Dittmar, 2005 ;
André Léo, La Guerre sociale, présenté par M.Perrot, Le passager clandestin, 2011.
Ces deux derniers ouvrages sont disponibles à notre local parisien.
Le blog de Gallica sur André Léo https://gallica.bnf.fr/blog/14082020/andre-leo-la-communarde?mode=desktop
Les œuvres d'André Léo sur Gallica https://gallica.bnf.fr/html/und/litteratures/andre-leo-1824-1900?mode=desktop