Socialisme et syndicalisme au tournant des XIXe-XXe siècles
Le tournant des XIXe-XXe siècles est décisif dans le processus de maturation du mouvement ouvrier. D’abord, les conflits du travail et l’idée de grève générale montent en puissance. Ensuite, les syndicats cherchent à réduire leur émiettement en créant la CGT en 1895. Enfin, les écoles socialistes résorbent non sans mal leurs divisions et s’unifient en 1905 dans la SFIO.
Dans ce contexte, Vaillant et ses proches occupent une place déterminante à maints égards. Plongés tant dans l’univers du socialisme que dans celui du syndicalisme, ils sont à la charnière entre ces deux champs qui, à la Belle Époque, tendent à s’inscrire dans une démarche plus concurrentielle que complémentaire.
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Cette caractéristique singulière semble puiser dans la
doctrine blanquiste des deux voies vers le socialisme – les syndicats opérant indépendamment des partis socialistes, mais non (espérait-on) en opposition avec eux – qui lui permit de jouer un rôle crucial dans le mouvement syndical (...) Le parti de Vaillant était la seule des factions socialistes de l’époque à adopter cette ligne. [1]
À cela s’ajoute l’approche vaillantiste de « l’action totale » qui permet d’éviter l’écueil de subordonner une forme d’organisation à une autre, ou une modalité d’action à une autre. [2]
Blanquisme et vaillantisme, des creusets du syndicalisme
Les vaillantistes, organisés dans le Comité révolutionnaire central (CRC) fondé en 1881 par des blanquistes, figurent dans les structures d’incubation du syndicalisme. Leurs prises de position sont largement en adéquation avec le socle de valeurs qu’élaborent les militants ouvriers.
Si les amis de Vaillant ne sont pas absents du premier rassemblement interprofessionnel, la Fédération nationale des syndicats éclose en 1886, ils se montrent alors surtout actifs au sein des Bourses du travail. Lorsqu’elles se coordonnent et créent une Fédération nationale en 1892, le vaillantiste et cordonnier lyonnais Bernard Besset en devient le secrétaire. Son successeur n’est autre que Rieul Cordier, lui aussi adhérent du CRC, remplacé en 1895 à ce poste par le charismatique Fernand Pelloutier.
Dans les débats qui secouent ces deux organisations nationales concurrentes, les vaillantistes prennent le parti de la Fédération des Bourses du travail et participent ainsi activement au processus de fondation de la CGT à Limoges en septembre 1895. Durant ce congrès qui débat de ses statuts, le syndicaliste parisien Jules Majot, par ailleurs membre du CRC, est au cœur des discussions sur leur article [2]. Celui-ci est crucial, car il traite des relations entre la nouvelle organisation et les structures partisanes. Or, la discussion s’engage alors sur la proposition du citoyen Majot, ainsi conçue :
Les éléments constituant la CGT devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques. [3]
Après de longs échanges, où il est notamment soutenu par un autre vaillantiste parisien, Léon Martin, sa proposition est adoptée.
Une fois la CGT mise en place, Victor Griffuelhes en prend la tête durant la période charnière du début du XXe siècle. Formé au blanquisme dans le cadre de la Chambre syndicale ouvrière de la cordonnerie de France, il a été candidat en 1900 au conseil municipal de Paris sous les couleurs du vaillantiste Parti socialiste révolutionnaire, fondé deux ans auparavant. Celui que Vaillant appelle son « ami » [4] dirige la CGT de 1901 à 1909.
Le droit politique fait vraiment le citoyen
et constitue son seul moyen de défense
et de conquête de tous les autres droits
et de toutes les libertés publiques. ”Édouard Vaillant, Journal Officiel, 23 janvier 1896
Il paraît donc légitime de considérer que :
la principale contribution du blanquisme au mouvement syndical français réside (...) dans le rôle qu’il joua dans la fondation de la CGT (...) et surtout dans la conversion de celle-ci à une position révolutionnaire dans les premières années du XXe siècle. [5]
La manière dont Vaillant et les siens conçoivent les rapports syndicats/partis facilite leur rencontre, voire leur immersion dans les organisations ouvrières.
Pour l’unité et l’autonomie syndicales
Le tournant des XIXe-XXe siècles est marqué par la question des relations entre champ syndical et champ partisan. Entre des allemanistes prompts à considérer prioritaire l’action ouvrière sur le lieu de travail et des guesdistes enclins à vouloir subordonner le syndicat au parti, Vaillant propose une approche fondée sur le respect de l’autonomie de chacune des formes d’organisation de ce qui constitue pour lui une sphère globale du mouvement ouvrier. Bref,
il ne saurait être question de domination ou de subordination. Le mouvement socialiste et le mouvement syndical étaient, à ses yeux, des composantes également valables et essentielles de l’action totale du mouvement ouvrier. [6]
Rien de surprenant, donc, à ce que ses proches défendent l’indépendance de la CGT. Il y a là une aspiration à l’unité des ouvriers et de leurs organisations. Pour Vaillant, l’immixtion des enjeux partisans dans le syndicalisme est mortifère. En 1896 par exemple, dans un article sur « La Confédération générale du travail » [7], il explique qu’au cours de la phase de reconstruction du mouvement social des années 1870-1880, « les partis ouvriers se formaient de syndicats qui, ainsi, en même temps que les groupes corporatifs, devenaient des groupes politiques. Ce fut la grande cause d’interruption et d’échec de l’organisation économique du prolétariat... » C’est pourquoi une indépendance teintée de neutralité, seule à même de rendre plus efficace l’action revendicative, paraît alors à Vaillant comme un préalable pour réunir les travailleurs dans une maison syndicale commune.
Certes, Vaillant ne partage pas l’approche syndicaliste révolutionnaire qui, au bout du compte, veut préempter et fusionner champ social et champ politique, méprisant ainsi les démarches partisanes inscrites dans l’ordre des institutions et davantage préoccupées, selon eux, par la conquête de l’État que par son éradication. Toujours est-il qu’au sein de la SFIO naissante, les conceptions vaillantistes du rapport syndicats/partis parviennent à prévaloir. Et en 1912 encore, Vaillant fait résonner le congrès SFIO de Lyon d’une formule synthétisant sa démarche :
pour moi, tout ce que fait la CGT est bien parce qu’elle le décide. [8]
Grèves partielles et grève générale
Des multiples sensibilités du socialisme français, le vaillantisme s’inscrit parmi les plus fervents soutiens non seulement à la pratique gréviste au quotidien, mais également, de façon plus originale, à l’idée de grève générale.
La lutte pour l’aboutissement des revendications économiques au moyen de la cessation du travail, si chère au syndicalisme de la Belle époque, reçoit le soutien des vaillantistes. L’exemple bien connu du département du Cher en offre une illustration emblématique. Parmi d’autres mobilisations, ils apportent leur appui à la grève des métallurgistes de la Société Française de Vierzon en 1886-1887 et au mouvement des bûcherons de 1891-1892 [9]. Le député et dirigeant du CRC Émile Baudin est au premier rang de ces soutiens. Natif du département,
Vaillant lui-même faisait régulièrement la navette entre Paris et Saint-Amand. [10]
D’autre part, Vaillant et les siens se laissent séduire par l’idée de grève générale qui s’inscrit en outre, entre la dernière décennie du XIXe et la première du XXe siècle, comme le grand horizon utopique du syndicalisme en passe de devenir révolutionnaire. A cet égard, en 1893, le Comité d’organisation de la grève générale est animé par les syndicalistes et militants du CRC Bernard Capjuzan, Bernard Besset et Rieul Cordier.
L’année suivante, dans la foulée du congrès syndical de Nantes qui promeut le principe de la grève générale, Vaillant offre son assentiment à cette perspective. Si elle lui paraît volontiers chimérique, elle présente l’intérêt d’exprimer
la volonté des travailleurs de s’unir dans un effort commun et organisé (...)
Peu importe à quel propos ils se veulent mettre en mouvement et en action pourvu qu’ils se meuvent et agissent. [11]
Au fond, toute grève, partielle ou un jour peut-être générale, est une utile école du combat de classes et, de surcroît, un ferment de l’organisation ouvrière qui, en France, résulte en effet souvent de la pratique revendicative. Toute forme de lutte est utile, quel que soit le terrain où elle s’exerce, comme l’affirme par exemple le CRC, qui
insiste sur la complémentarité des ‘’luttes économiques, politiques, sociales, révolutionnaires, électorales...’’ [12]
Enfin, au sein du mouvement socialiste, Vaillant est l’un des plus actifs partisans d’une grève générale en cas de guerre. Dès 1906, c’est à son initiative et à celle de Jaurès qu’est adoptée, au congrès SFIO de Limoges, une motion préconisant cette méthode parmi les moyens de s’opposer à la guerre [13]. Il se révèle également fort présent en ce sens dans les congrès socialistes internationaux.
En somme, mu par sa ligne directrice de l’« action totale », Édouard Vaillant parvient, au moins dans son approche conceptuelle, à réduire l’espace qui sépare, au tournant des XIXe-XXe siècles, socialisme et syndicalisme.
STÉPHANE SIROT
Notes
[1] B. Vandervort, « Nouvelles perspectives sur Victor Griffuelhes », Le Mouvement social, n°172, juillet-septembre 1995, p. 55.
[2] Voir J. Howorth, Edouard Vaillant. La création de l’unité socialiste en France, Paris, Syros, 1982, p. 30-31.
[3] Compte-rendu du septième congrès national corporatif tenu à Limoges, 23 au 28 septembre 1895, p. 53.
[4]Le Petit Sou, 18 février 1901.
[5] B. Vandervort, op. cit., p. 55.
[6] J. Howorth, op. cit., p. 196.
[7] Le Rappel des Travailleurs, 13 septembre 1896.
[8] Cité par J. Howorth, op. cit., p. 205.
[9] Voir M. Pigenet, Ouvriers, paysans, nous sommes... Les bûcherons du Centre de la France au tournant du siècle, Paris, L’Harmattan, 1993.
[10] Ibid., p. 206.
[11] La Petite République, 22 septembre 1894.
[12] M. Pigenet, « Les vaillantistes et le mouvement populaire dans le Cher », dans Blanqui et les blanquistes, Paris, SEDES, 1986, p. 260.
[13] Voir S. Sirot, « SFIO, syndicalisme et luttes ouvrières (1905-1914) : des relations problématiques et volontiers distendues », Cahiers Jaurès, n° 187-188, janvier-juin 2008, p. 87-96.