UN ÉLÈVE-INGÉNIEUR HONGROIS AU SERVICE DE LA COMMUNE DE PARIS
Fils d’un patriote de 1848, ce jeune Hongrois avait derrière lui l’Académie navale de Fiume et une expérience de marin quand il quitte son pays pour l’Angleterre en 1866. Après une année difficile à Cardiff, il vient s’installer à Paris après avoir obtenu des « subventions » de son pays pour devenir ingénieur. Il s’inscrit en effet à l’École des Ponts et Chaussées, et en même temps à l’École des Beaux-Arts et à la Sorbonne, où il suit des cours de philosophie et de littérature. Le rapport rédigé le 15 octobre 1872 pour le 20e Conseil de guerre dresse son état de services pendant la Commune de Paris en signalant avec ironie que
« pour remercier le pays qui lui a offert l’hospitalité et les moyens de faire sa carrière, [il] utilisa contre lui les connaissances qu’il y a acquises ».
Déjà, comme marin, Györök faisait de la peinture, et, à Paris, ses études aux Beaux-Arts l’amènent à fréquenter l’atelier de Gustave Courbet. Auprès du peintre dont il gagne la confiance, l’élève modeste et renfermé se familiarise avec les idées républicaines et révolutionnaires. Lorsque la guerre éclate, il s’engage comme franc-tireur et subit la défaite avec l’armée de Sedan, le 2 septembre 1870. Mais il devait faire partie des trois milliers de soldats qui ont réussi à gagner Bruxelles, car bientôt il revient à Paris. Après le 18 septembre, quand les Prussiens arrivent aux environs de Paris et que la défense s’organise, Györök se porte volontaire pour les travaux de fortification. Et comme les assiégés manquent de techniciens, il rend surtout service comme artilleur et rejoindra la commission des barricades après l’attaque des versaillais, à partir du 2 avril 1871.
Un ensemble de notes (ordres, requêtes, etc) signées par lui-même, réunies pour le Conseil de guerre, témoigne de son activité et sert à établir le rapport précité du 15 octobre 1872, dont l’auteur écrit :
« Nous le voyons, le 1er mai remplir les fonctions de Capitaine d’État-major à la 18e légion. Il est d’abord attaché jusqu’au 9 au service d’Inspection et d’entretien des remparts. Il s’occupe très activement de l’armement de la Porte Maillot et des travaux destinés à augmenter la défense […] des barricades du Boulevard Pereire. Le 10, il organise un bataillon de génie et obtient de Delescluze 500 francs pour satisfaire aux premiers frais. Du 13 au 20 mai au moins […] il a dirigé, en qualité de chef d’escadron de la 24e batterie, l’artillerie des Buttes Montmartre [et] il exprime au Délégué à la guerre son impatience d’ouvrir le feu contre le château de Bécon et la presqu’île de Gennevilliers. »
Dans l’urgence des combats, les requêtes de Györök vont le plus souvent à l’Intendance pour demander notamment des sacs à terre (par milliers pour consolider les remparts), des rations de vivres, de l’habillement, de l’armement… Se trouvant à la Porte Maillot, il écrit le 9 mai :
« Je manque complètement de munitions, l’ennemi pourrait à chaque instant nous surprendre et se servir de la batterie contre nous. »
Courbet lui aurait demandé au nom de la Fédération des artistes de diriger le renversement de la colonne de Vendôme, mais Györök ne veut pas délaisser la défense de son quartier. Les papiers le concernant laissent aussi entrevoir des frictions et des suspicions. Dans son rapport du 1er mai, il est question de la « lâcheté de deux de [ses] adjudants », qu’il a dû faire arrêter. Lui-même est dénoncé le 20 mai par un nommé Murat, de la « commission d’initiative », comme « un réactionnaire pur sang », qui « serait à la tête d’une vingtaine de mouchards ». Le même jour, après la montée de trois pièces de batterie aux Buttes Montmartre, Györök se plaint :
« J’aurais désiré monter également les affûts nécessaires à ces pièces mais les conducteurs des attelages m’ont refusé de continuer le travail. »
Pendant la Semaine sanglante il connaît le sort des insurgés battus, que le rapport du Conseil de guerre résume ainsi :
« Arrêté le 24 [mai], il est envoyé sur les pontons d’où il est mis, après trois mois, en liberté, sur sa déclaration, dont aucune preuve matérielle n’a alors révélé la fausseté, qu’il n’était resté à Paris que pour attendre le moment de passer ses examens et n’avait pris aucune part à l’insurrection. Craignant cependant que le rôle qu’il avait joué pendant la Commune ne fût découvert, il s’est empressé de regagner sa patrie qu’il n’a plus quittée depuis. »
Mais les auteurs hongrois appuyés sur le récit familial donnent une version sensiblement différente. Selon eux, lors des derniers combats, le 27 ou le 28 mai, Györök se trouvait parmi les communards repliés et fusillés au Père-Lachaise. Il n’est pas tué mais des balles lui ont traversé une jambe. Il aurait cependant réussi à se dégager pendant la nuit et à parvenir jusqu’au logement de sa fiancée, Marie Leroy (disparue dans les combats), où la concierge nettoie sa blessure et le soigne. Plus tard, les gendarmes perquisitionnent l’immeuble, Györök est arrêté et conduit au camp de Satory. Pendant cette période, il aurait échappé à un second peloton d’exécution, dans des circonstances qu’on ignore. Parmi les papiers du Conseil de guerre figurent deux lettres datées du 9 juin et du 8 août 1871, transmises au général Appert, où l’ambassadeur d’Autriche demande la mise en liberté de « Georges Györök », évoquant « les rapports qui [lui] parviennent de plusieurs côtés sur ce prisonnier [et qui] le signalent comme un jeune homme de talent, studieux, rangé et qui se serait toujours tenu éloigné des menées politiques ». Il y avait peut-être un rapport entre cette démarche et le fait que le Hongrois a échappé à l’exécution.
En tout cas, condamné ou pas, il est conduit en rade de Brest, où il est enfermé dans les cales de l’une des « prisons flottantes », l’Aube. D’après les textes hongrois (mais les récits ne coïncident pas toujours), des 900 communards captifs de ce bateau, 600 périront de maladies et de malnutrition pendant les quatre mois du séjour de Györök. Souffrant toujours de sa blessure, celui-ci trouve avec quoi dessiner, d’abord un communard allongé sur le dos puis le capitaine du bateau et d’autres sujets. Son art lui vaut un traitement de faveur, il peut notamment monter sur le pont pour marcher un peu. Il se trouve à cet endroit peu après le départ de l’Aube, quand, par un temps de grande tempête et le bateau se trouvant encore à environ une heure et demie de nage de la côte, il se serait jeté à la mer. Des pêcheurs l’auraient ensuite aidé pour gagner le continent, avant de rejoindre son pays à la fin de 1871, on ne sait pas comment.
En Hongrie, il fut précédé par sa réputation grâce probablement aux nombreux reportages que des journalistes hongrois avaient envoyés à leurs rédactions sur la Commune de Paris. Györök met beaucoup de temps à se remettre de ses épreuves, il devient morose, replié sur lui-même avec le souvenir de ses amis fusillés ou déportés. Parlant plusieurs langues, il obtient en 1877 un diplôme de Lettres-Français, enseigne dans des lycées de Fiume et de Budapest, et publie en 1880 un manuel de grammaire hongroise remarqué. Il consacre son temps libre à la peinture et ses paysages maritimes connaîtront des succès à la faveur de diverses expositions, à partir de 1894. Mais une photo datant de cette époque montre un homme prématurément vieilli. Puis, son corps paralysé à moitié par deux hémiplégies successives, il se suicide le 15 décembre 1899, à l’âge de 52 ans.
JULIEN PAPP
Sources :
Service historique de la Défense – Château de Vincennes. Discipline, justice et prisons militaires 1789-1914, Cote GR 8J 438, Dossier n° 595.
M. Füzes F., Adatok György Györök és Leó Györök életéhez [Renseignements sur la vie de György Györök et de Leó Györök], Publications des Musées du département de Veszprém, 1965, n° 3, p. 125-144.
L. Geréb, A Párizsi Kommün az az egykorú magyar irodalomban 1870-1871-1872 [La Commune de Paris dans la littérature hongroise contemporaine…], Budapest,1951, 70 p.
Gy. Tordai, Pernyét hord a szél [Le vent emporte les cendres], Roman biographique, Bp., 1959.