La Commune est en avance sur son temps pour l’ensemble de son programme social proposé en mai 1871, mais elle l’est aussi sur les questions d’envi­ronnement, d’écologie et de défense de la nature grâce à l’énorme travail réalisé par le géographe, communard : Élisée Reclus.

L'Histoire d'un ruisseau par Élisée Reclus - dessin par L. Benett (source : Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6578578h.texteImage# )
L'Histoire d'un ruisseau par Élisée Reclus - dessin par L. Benett (source : Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6578578h.texteImage# )

Il faut lire ses ouvrages tels L’histoire d’un ruisseau ou encore Libre nature qui nous rap­pellent que

tous les êtres qui volent, marchent, rampent ou fixent leurs racines sont les « fils de l’atmosphère ».

Cet homme qui vécut de 1830 à 1905 a pro­duit une somme considérable de travaux. Et pourtant il est pratiquement inconnu. Est-ce son engagement pour l’anarchie et pour la Commune qui ont conduit à cet état des choses ? On peut le supposer lorsque l’on relit sa biographie (1). Ce géographe parcourt le monde, l’observe, le décrit et s’engage pour le défendre.

Il naît à Sainte-Foy-la-Grande en Gironde le 15 mars 1830. La fratrie compte 14 enfants. Un de ses frères, Élie, restera très proche de lui toute sa vie. Le père, pasteur, est un homme sévère, strict, dur et inflexible au point qu’il est conduit par sa propre hiérarchie à démis­sionner. Sa mère Zélie est enseignante, mais son seul salaire ne suffit pas pour nourrir la famille.

Cependant ce père si revêche est quelqu’un de sensible à la misère qui l’entoure. Un jour où Zélie, sa mère, cuisine une oie, le père les prive du repas. Il s’irrite :

De quel droit peut-on manger quand d’autres ont faim ?

déclare-t-il. Un autre jour où une partie des pommes de terre ont été volées, il dépose le reste dans la rue trouvant que

pour voler il faut avoir faim !

Mais la vie chez eux est trop difficile et Élisée a la chance d’être confié aux grands-parents à 50 km de Sainte-Foy. Il profite alors d’une liberté qu’il n’a pas connue jusque là. Il court librement dans la campagne, suit le cours du ruisseau qui longe la maison. Il est curieux de tout. Il interroge sans cesse son grand père qui répond à toutes ses questions, mêmes celles concernant le Sahara ! Son intelligente curio­sité le conduira tout naturellement vers la géo­graphie.

Une dizaine d’années plus tard, il réintègre sa nombreuse famille et la vie change pour lui. Les punitions pleuvent, notamment parce qu’il entraîne son frère Élie à courir avec lui dans la campagne. Le poids de la religion pèse sur la maisonnée. Élisée dira que leur père leur avait donné la nausée de la religion.

« Nous avons été punis à grand renfort de passages bibliques à apprendre par coeur. »

Élisée Reclus (1830-1905) Dessin de Georges Peignard pour l'ouvrage Élisée Reclus (Isabelle Louviot, Georges Peignard)
Élisée Reclus (1830-1905) Dessin de Georges Peignard pour l'ouvrage Élisée Reclus (Isabelle Louviot, Georges Peignard)

C’est cet ensemble de circonstances qui vont cependant forger cet homme exceptionnel.

C’est sa mère qui lui a appris à lire. Plus tard, en 1842, comme tous ses frères, Élisée est envoyé en Allemagne, au collège des Frères Moraves et là, il a le bonheur de retrouver son frère Élie. Il apprend l’allemand, bien sûr, mais aussi l’anglais, le latin et un peu le néerlan­dais. Après trois ans d’études, il entre à la faculté protestante de Montauban. Les deux frères découvrent ensemble Proudhon, Fourier, Saint-Simon, ensemble aussi ils fuguent pour découvrir la mer Méditerranée. Ils ont 19 et 22 ans... et sont renvoyés de l’établissement pour avoir fait le mur.

Élisée a découvert en Allemagne le travail du géographe Carl Ritter, un scientifique qui relie les sciences entre elles et tente de montrer les liens entre l’homme et la terre. En même temps Élisée, qui a perdu la foi, place la liberté au dessus de tout. Les deux frères rentrent à Orthez où vit la famille, et au lendemain du coup d’État de Napoléon III, ils appellent les républicains locaux à la mobilisation. Menacés d’emprisonnement, ils se réfugient à Londres. Très vite Élisée part pour l’Irlande, puis pour le nouveau monde. L’exil se transforme en voyages d’où sortiront des textes d’importance qui paraissent dans la célèbre Revue des Deux Mondes comme Mississippi-Etudes et souvenirs. Durant onze ans, il y publie son journal de voyage. À travers ses récits, nous découvrons l’écologie avant même bien évidemment que ce terme existe.

À son retour en France il « monte » à Paris, embauché par Hachette, éditeur de géogra­phie. Il travaille en famille puisqu’il retrouve son frère Élie, responsable de la bibliothèque scientifique, un autre frère, Onésime, qui contribue à l’édition de guides de voyage, sa soeur Louise effectue des relectures. Élisée rédige La Nouvelle Géographie universelle qui comptera plus de 4000 cartes et illustrations.

En 1858, l’écrivain se marie avec Clarisse Briand, ils ont deux filles. Toute la famille est accueillie par un ami au château de Vascoeuil. Hetzel, éditeur de Jules Verne, publie Histoire d’un ruisseau, étudié par Élisée dans le parc. Il dira :

ce ruisseau je l’ai trouvé partout dans le monde.

Lorsque Napoléon III est vaincu par les Prussiens le 2 septembre 1870, un humaniste comme Élisée Reclus ne peut rester indifférent à la colère qui gronde dans Paris. En 1871, il est garde national. Alors qu’il n’est pourtant pas inscrit, son nom apparaît sur les listes électorales de la Commune, à Paris dans le 11e. Il recueille 1136 voix ! Mais finalement c’est une assemblée majoritairement royaliste qui est élue et lui, le républicain, est profondé­ment déçu. Il en fait part à son ami Nadar, le photographe qui réalisera un très beau portrait de ce personnage mettant en valeur son regard clair et pénétrant. Il a vu le 18 mars 1871, premier jour de l’insurrection parisienne, et écrit à son ami Alfred Dumesnil :

il me semble que le 18 mars est la plus grande date de l’histoire de France. C’est à la fois le triomphe de la République des travailleurs et l’inauguration de la Fédération communale.

Mais le 4 avril 1871 le fédéré Élisée Reclus est arrêté par les versaillais sur la colline de Chatillon.

Avant d’être condamné à la déportation sim­ple, le 15 novembre, il est envoyé à la prison des Chantiers à Versailles, puis au fort de Quélern, et sur quatorze lieux de détention en tout, qu’il décrira avec précision dans ses ouvrages, notamment dans Géographie carcé­rale. Il est un personnage connu et autour de lui beaucoup de monde demande sa libération. En prison, il a une grande influence sur les autres prisonniers. Il donne des cours d’an­glais, de français et de géographie. Thiers se dit prêt à le libérer à condition qu’il renonce à soutenir les communards. Il refuse, comme il refuse la visite du ministre de l’Instruction publique qui propose d’améliorer ses condi­tions de détention.

Poster -  L'Homme et la Terre , Élisée Reclus, vers 1908 -  Par František Kupka
Poster - L'Homme et la Terre , Élisée Reclus, vers 1908 - Par František Kupka

À l’étranger aussi son emprisonnement provoque beaucoup d’indignation. En Grande-Bretagne, une pétition signée par des savants dont Charles Darwin, demande sa libération :

Cette vie appartient non seulement au pays qui l’a vu naître, mais encore au monde entier et en réduisant ainsi au silence un tel homme, ou en l’envoyant languir loin des centres de la civilisa­tion, la France ne ferait que mutiler et qu’amoindrir son influence légitime sur le monde.

Il est finalement condamné le 3 février 1872 au bannissement. Le savant s’exile en Suisse. Il écrit alors un ouvrage de référence Histoire d’une montagne. À travers elle, qu’il décrit comme un promeneur mais aussi comme un savant, il voit l’histoire de la planète.

C’est une destruction incessante mais un renouvellement sans fin.

Pierre Jules Hetzel est toujours son éditeur avec lequel il entretient de véritables liens d’amitié, au point de lui écrire, peut-être avec un peu d’humour :

C’est de la tendresse que j’ai pour vous. Il est bien heureux que tous les patrons ne vous ressemblent pas : jamais on ne se fût révolté.

Outre l’influence des paysages dans ses oeuvres, c’est en Suisse que se renforcent ses convictions anarchistes. Son ami Kropotkine le décrit fort bien comme

l’homme qui inspire les autres mais qui n’a jamais gouverné et ne gou­vernera jamais les autres... et dont les livres comptent parmi les meilleurs du siècle.

Cependant, sur la colonisation, il justifie, comme beaucoup de ses concitoyens, un sen­timent de nécessité et d’utilité de peuplement de territoires lointains.

Après l’attentat anarchiste du 9 décembre 1893, la pose d’une bombe dans l’Hémicycle, son frère Élie est arrêté quelques heures. Élisée n’approuve pas la violence, incapable dit-il d’égaler

la lente pénétration de la pensée, par définition même la violence impulsive ne voit que le but.

De 1894 à 1905, date de sa mort, il vit son dernier exil en Belgique où il enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Il termine l’écri­ture de son grand ouvrage scientifique : l’Homme et la Terre. Après l’attentat dans lequel son frère Élie est impliqué par la police, le scandale est grand à l’Université de Bruxelles et bien que personnellement il ne soit pas pour l’action violente, il revendique, dans une lettre à monsieur Graux, directeur de l’Université libre, sa liberté de

géographe quoique anarchiste et d’anarchiste quoique géo­graphe.

À sa mort en 1905, il est très connu mais, étonnamment, il est vite oublié malgré ses nombreux ouvrages. Les quelques rééditions de ses oeuvres en 2022 devraient permettre de remettre ce grand humaniste, ce géographe, ce communard, à l’ordre du jour.

CLAUDINE REY

Notes :

(1) Élisée Reclus, Penser l’humain et la terre, Isabelle Louviot et Georges Peignard pour les très belles illustrations, Éditions Le Tripode 2022

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