Nous vivons dans un système politique où, sur un sujet de société majeur, un seul individu a le pouvoir de décider contre l’écrasante majorité de l’opinion, contre la totalité des syndicats et contre une majorité potentielle des députés. Or la Commune a montré l’exemple d’une méthode radicalement inverse, jamais explorée encore et pourtant étonnamment prometteuse. Il est bien dommage pour la République que cette expérimentation ait été écrasée dans le sang, au lieu d’être encouragée et à tout le moins respectée.

Proclamation de la Commune de Paris à l'Hôtel de Ville le 28 mars 1871 (Musée de l'Histoire Vivante - Montreuil)

Proclamation de la Commune de Paris à l'Hôtel de Ville le 28 mars 1871 (Musée de l'Histoire Vivante - Montreuil)

 

L’horizon de la Commune est celui de la « vraie », de la « bonne » République, c’est-à-dire de la République démocratique et sociale, à laquelle elle ajoute volontiers les qualitatifs de laïque et universelle. À la base de cette République, se trouve un principe simple : la souveraineté légitime ne peut être que celle du peuple lui-même et elle se manifeste par l’expression du suffrage universel, direct ou indirect.

La Commune n’a pas eu le temps d’élaborer un véritable programme et, a fortiori, elle n’a pas élaboré de Constitution. Mais elle nous a légué un état d’esprit, énoncé dans les « Recommandations » du Comité central de la Garde nationale (26 mars), rassemblé dans une Déclaration au peuple français (29 avril 1871) et manifesté par des pratiques concrètes. Dans la diversité des sensibilités et des mots, les textes et les actes dessinent ce que l’on pourrait appeler une sorte de bien commun ou d’état d’esprit partagé de la Commune et des communard.e.s. Quelques idées fortes en constituent l’ossature : la souveraineté populaire, la critique de la représentation faussée, le gouvernement direct, l’autonomie communale et la République une et indivisible.

On peut résumer en quelques points les conséquences qui en découlent pour la conception communarde de l’élu.

1. Pour que la loi soit l’expression la plus juste possible de la volonté populaire, encore faut-il que la représentation électorale soit la plus proche de la réalité du peuple concret. Au sein de l’assemblée communale élue le 27 mars 1871, quatre élus sur dix sont ouvriers, soit une proportion proche de celle de la population ouvrière parisienne. Quant à la nationalité, elle n’est plus un obstacle pour participer à l’exercice de la démocratie et aux responsabilités officielles, comme le montre la place majeure accordée au Hongrois Leo Frankel. La seule limite évidente est alors l’absence des femmes, toujours privées du droit de vote au motif qu’elles sont dans un statut de dépendance et donc dans l’incapacité présumée de décider « librement ».

2. Comme l’écrit la Garde nationale le 26 mars, le conseil communal sera « responsable et révocable » et « placé sous la surveillance continuelle des citoyens ». C’est le vieux principe des sans-culottes de la Révolution française. Entre deux élections, l’élu décide librement de ses choix. Mais il ne le fait pas de façon aléatoire : il est tenu par un mandat reçu du peuple (des mesures éventuellement contenues dans un programme). Si les électeurs estiment qu’il s’en écarte, ils peuvent exiger sa révocation avant même la date des élections suivantes. Les modalités concrètes de la révocation ne sont pas fixées, mais le principe est énoncé, comme une conséquence de la souveraineté populaire. C’est ainsi que, en mai 1871, quand la minorité hostile à l’existence d’un Comité de salut public décide de quitter l’assemblée communale, ce sont leurs électeurs qui, dans les clubs et assemblées communales, exigent leur retour à l’Hôtel-de-Ville. Les députés de cette minorité se plient à la demande sans hésiter : dans leur esprit comme dans celui de leurs « mandants », ils ne sont que des « mandataires ».

3. Puisque le peuple est souverain, l’initiative des lois est partagée entre l’élu et l’électeur. Les projets de décret sont précédés par des consultations sérieuses des chambres syndicales alors en pleine expansion, de l’Union des femmes, des comités populaires installés dans les quartiers et même des professionnels, y compris patronaux. Par ailleurs, l'intervention populaire peut être directe, au travers de la multiplication des propositions et des adresses envoyées à la Commune par les individus, les clubs, les sections de l'Internationale et les comités de quartiers. Elles sont enregistrées par la Commune qui a l’obligation d’y répondre et seul le manque de temps l’empêcha de le faire systématiquement. À quoi peut s'ajouter l'abondant courrier des lecteurs dans la presse, qui témoigne d'un engagement citoyen que la guerre civile ne décourage pas.

Que ce soit à l’égard de l’assemblée communale, des mairies d’arrondissement ou des administrations, la règle de base est donc tenue pour intangible : le peuple ne délègue ses pouvoirs qu'à la condition qu'ils ne lui échappent jamais, et il n'accepte une administration qu'à la condition qu'il participe lui-même à une certaine auto-administration, notamment dans le cadre hyperactif des commissions d’arrondissement.

4. Dans la « Sociale » dont on rêve alors, la démocratie procède d’un mouvement du bas vers le haut et non du haut vers le bas. Le point de départ et le carburant de toute démocratie se trouvent donc dans la politisation populaire, d’une intensité exceptionnelle depuis la chute de l’Empire. Cette politisation passe par des canaux multiples. La Garde nationale en est un, d’une importance première. Bourgeoise avant 1870, devenue populaire avec la guerre franco-prussienne, cette Garde nationale a habitué des dizaines de milliers de Parisiens à la discussion, à la décision directe et au vote : les officiers sont élus par ces citoyens en armes que sont les « fédérés ». Il en est de même des commissions d'arrondissement, qui prolongent l'activité des organismes populaires et des comités de vigilance de la période de la guerre et du siège : elles dialoguent en permanence avec les élus, qui partagent leur temps entre l’Hôtel-de-ville et les quartiers.

Ajoutons que vingt-cinq clubs se réunissent régulièrement et une trentaine d'autres de façon plus épisodique voire éphémère, rassemblant des milliers de femmes et d'hommes. Ouverts à toutes et à tous, ils se fixent un triple objectif d'éducation, d'information et d'expression. À parts égales et indépendamment de leur sexe, de leur condition sociale ou de leur nationalité, toutes et tous peuvent ainsi travailler à l'œuvre commune. Si elles n'ont pas le droit de vote, les femmes contribuent ainsi au débat citoyen, multiplient les propositions et participent publiquement à l'activité des commissions communales, alors même qu'elles n'ont pas été élues.

Enfin, dans ce dynamisme démocratique, la presse joue un rôle majeur. Pendant la Commune, soixante et onze titres de journaux apparaissent, soit un par jour en moyenne. En tout, une centaine ont été diffusés, soit près de 1 500 numéros, parfois à des milliers d'exemplaires. Le journal est lu et écouté collectivement au cabaret, dans les cours, au pied des immeubles. Les articles sont repris et commentés dans les clubs et les ateliers. Ces micro-débats, d’une densité exceptionnelle, irriguent une politisation populaire elle-même exceptionnelle.

5. La démocratie étant indissociablement démocratique et sociale, la souveraineté électorale ne repose donc pas de façon exclusive sur les institutions élues. Ce que l’on appelle aujourd’hui la « société civile » est considérée par les communard.e.s comme une composante à part entière de la souveraineté populaire. Le mépris de ces « corps intermédiaires », que les pouvoirs actuels cultivent jusqu’à la caricature, eût été proprement impensable dans la courte expérience du printemps 1781. Tout simplement parce que, dans ce Paris en effervescence, l’action communale aurait été impossible sans le recensement précis des ressources, l’examen attentif des demandes et la participation active de la population. Il ne serait donc pas venu à l’idée des élus parisiens, qu’ils soient jacobins, blanquistes, internationalistes ou socialistes, de penser qu’il pouvait gouverner contre le peuple et à plus forte raison sans lui.

6. Si elle en avait eu le temps, la Commune aurait sans nul doute poussé plus loin ce socialisme de l’association qui est en germe dans le développement des chambres syndicales et des coopératives de production qui s’observe pendant la brève expérience communarde. C’est très officiellement que la Commune a cherché, avec Frankel, à s’appuyer sur 42 associations ouvrières de production installées à Paris. De même, l’Union des Femmes de Nathalie Le Mel et Elizabeth Dmitrieff contribue activement à la mise en place des ateliers qui doivent fournir aux femmes du travail à domicile.

Au fond, l'expérience communarde nous stimule parce que, dans les discours et dans les faits, elle relève d'un pari qui consiste à raccorder les sphères que la société bourgeoise a historiquement dissociées : l'économique, le social, le politique, le symbolique. En si peu de temps, en s'attachant simultanément à la vie quotidienne, à l'organisation du travail, à la refonte démocratique, à l'égalité entre les femmes et les hommes, à l'éducation généralisée, à la laïcité et à la culture de masse, la Commune ouvre la voie à une gestion populaire du corps social tout entier. Dans des sociétés aujourd'hui clivées et souvent désarticulées, c'est la même ambition de cohérence transformatrice qu'il conviendrait de reproduire.

La Commune est un processus révolutionnaire et n'a pas eu le temps de devenir un régime. Elle n'en indique pas moins des possibles, que sa fin tragique laisse dans leur inachèvement tout autant que dans leur fulgurance. Depuis plus de cent-cinquante ans, ces possibles font continûment partie de l’imaginaire des luttes populaires. Ils sont notre héritage aujourd’hui. Ils sont une mine pour le mouvement en cours, confirmation an actes que « la Commune n’est pas morte ».

Roger Martelli

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