Avant la constitution d’une société au but « exclusivement humanitaire » fin 1881, des communards fraîchement amnistiés ont cherché, en se regroupant dès le retour en France, à bâtir une force politique. À partir de la presse du moment et des archives de la Préfecture de police (Arch. PPo), il est possible de reconstituer une histoire longtemps ignorée (1).
Les survivants de la Commune.
Avant même le vote de la loi d’amnistie plénière des communards du 11 juillet 1880, un comité d’initiative de 5 membres s’est formé à Paris, selon un rapport de police, sous la houlette d’Eugène Dangers, portefeuilliste exilé à Bruxelles. Il s’agit « d’inviter tous les anciens proscrits à se grouper » (1). De fait, la veille du 14 juillet, première célébration de la fête nationale, la « réunion des proscrits, déportés et transportés » (3) de la Commune se donne pour but « d’élaborer un programme révolutionnaire socialiste en vue des élections de 1881 » (La Justice, 19 juillet 1880). Face au bureau présidé par Jean Baptiste Clément et Antoine Demay, deux élus de la Commune revenus d’exil, la commission « chargée d’assurer la nomination d’anciens proscrits aux élections législatives prochaines » (2) apparaît humble. Outre Dangers, les figures du groupe sont deux ex-déportés, Nathalie Le Mel, relieuse proche de Varlin, et Henri Brissac, journaliste socialiste qui a connu le bagne. Les autres membres sont des anonymes. De professions variées (cordonnier, mécanicien, comptable...), ils ont combattu dans les bataillons populaires de la Garde nationale parisienne, avant d’être pour la plupart relégués en Nouvelle-Calédonie. Amnistiés en 1879, ils sont rentrés en France parmi les premiers.
Cependant, « la réunion des proscrits de 1871 » qui se tient en août 1880 à Ménilmontant, salle Graffard, est un échec. L’assemblée plénière, présidée par le blanquiste Antoine Arnaud, autre élu de la Commune, repousse le programme élaboré en commission pour avoir omis la question sociale (La Justice, 12 août 1880). Le débat a révélé de fortes dissensions. Alors que le typographe Arthur Piéron avance que « ce n’est pas de la politique qu’il faut faire. Il faut étudier la question sociale. Il faut s’occuper avant tout de la situation des ouvriers », Louis Vivier, ex-officier fédéré, objecte qu’il « faut faire de la politique parce que la politique est inséparable de la question sociale » (4). Ces tensions entre communards sont ravivées par les scissions du mouvement ouvrier autour de 1880. Entre les « alliancistes » (5) proches de la mouvance radicale (Albert Theisz, Charles Longuet…) et les blanquistes qui se constituent en parti, le Parti ouvrier, converti au collectivisme, est né au Congrès socialiste de Marseille en 1879. Finalement, une commission d’organisation largement renouvelée est nommée à l’automne pour relancer le projet. Elle semble davantage politisée avec l’entrée de militants du Parti ouvrier, comme l’ingénieur Amédée Philippe. Chargée de « veiller à la solidarisation du parti communaliste » et de convoquer une nouvelle assemblée générale (La Justice, 28 octobre 1880), elle discute en réunion préparatoire de « la chasse aux mouchards » avant de définir le degré d’ouverture de l’association à mettre en place :
Faut-il avoir subi une condamnation pour faits afférents à l’insurrection de 1871 ou suffit-il d’avoir combattu pour la Commune sans avoir été pincé par la police ?
Après un vote à main levé, le titre de combattant s’avère suffisant et le nom, Les Combattants de 1871, est adopté (4).
Les combattants de 1871.
Tenue le 2 décembre 1880, salle Perrot à La Chapelle, l’assemblée générale, d’environ 170 personnes selon la police, se prononce pour la désignation de délégués dans les vingt arrondissements parisiens et instaure un Comité central des Combattants de 1871 (L’Intransigeant, 23 décembre 1880). Le changement de personnel est significatif. Aux côtés d’Eugène Dangers et Nathalie Le Mel, de nouveaux hommes, à l’évidence plus expérimentés, apparaissent : des élus méconnus de la Commune (l’architecte Georges Arnold et l’ancien cordonnier Charles Ledroit), des ex-officiers fédérés (Jean Allemane, revenu du bagne, ou François Josselin, chef de légion qui s’avéra être un indicateur de la police sous le pseudonyme de Ludovic). Beaucoup aussi ont animé en exil des comités de secours aux réfugiés. L’adoption, en novembre 1880, d’une déclaration politique propre à définir l’orientation de la nouvelle association consolide à l’évidence le projet (L’Intransigeant, 22 novembre 1880). Le texte qui entend préparer les Combattants de 1871 aux prochaines échéances électorales les définit ouvertement comme socialistes révolutionnaires. Inspiré par le fédéralisme du mouvement communaliste, il revendique l’héritage de la Fédération de la Garde nationale de 1871. Le manifeste, paru dans l’hebdomadaire du Parti ouvrier, Le Prolétaire, tend à lutter contre l’abstention.
Pour autant, les élections municipales de janvier 1881 sont un échec à Paris pour les anciens communards. Les rivalités locales entre comités électoraux ont joué en leur défaveur. Parmi les nombreux candidats membres des Combattants de 1871 (Jean Allemane, Eugène Dangers, Arthur Piéron…), seul Alphonse Humbert, qui anima un bureau dans une réunion du groupe, est élu. La perspective des législatives de la fin de l’été relance néanmoins le débat sur la stratégie politique à suivre. D’emblée, est rejetée une « entente du groupe des Combattants de 1871 avec l’Alliance socialiste républicaine » (4). Méfiant à l’égard des intellectuels, Arthur Piéron renchérit au nom des partisans de candidatures purement ouvrières :
Nous avons exclu les journalistes et les avocats, maintenant il faut exclure ces soi-disant socialistes de l’Alliance républicaine, ces bourgeois de la Commune qui aspirent au pouvoir pour passer à l’opportunisme. (4)
Paraît alors dans la presse un appel au rassemblement. Il est signé par le délégué du XIe arrondissement, Gaillard père, autrement dit Napoléon Gaillard, le cordonnier responsable de l’organisation des barricades sous la Commune. Le texte, qui vise à relancer un recrutement en berne, s’adresse à tous les révolutionnaires.
Vous tous, qui avez combattu et qui avez souffert pour la cause du peuple et vous tous qui luttez aujourd’hui pour l’émancipation des travailleurs, répondez à notre appel. Notre but est tout fraternel : nous voulons aider, de toutes nos forces, la fédération de tous les groupes déjà formés et constituer ainsi, par un lien indissoluble, le grand parti ouvrier, pour arriver au triomphe de ses justes revendications (L’Intransigeant, 22 février 1881).
Les élections législatives d’août 1881 sont une nouvelle déroute pour le mouvement ouvrier et les candidats issus des Combattants de 1871, moins nombreux il est vrai (Allemane, Piéron, Humbert…). Enjeu de mémoire encore vif, la Commune de Paris a pesé dans la campagne comme le rapporte la presse. Ce nouvel échec électoral conjugué aux scissions socialistes de la période met fin au groupement des Combattants de 1871. Pour autant, l’espoir de construire un « parti de la Commune » reste vivace.
La solidarité des proscrits de 1871.
Dès septembre 1881, Henry Champy, qui a été déporté, réunit brasserie Gruber, boulevard Saint-Denis, d’autres anciens proscrits dont Olivier Pain et l’incontournable François Josselin et déclare « utile de grouper les combattants en une société de solidarité » (6). Fondée salle Marty lors de l’assemblée générale du 21 novembre 1881, la Solidarité des Proscrits de 1871 entérine son apolitisme dans les statuts, en fixant un but « exclusivement humanitaire ». Hormis Henry Champy et Jules Martelet, jadis élus de la Commune, les délégués désignés dans les arrondissements parisiens et en proche banlieue sont des inconnus (Le Radical, 3 décembre 1881). Anciens fédérés, ils ont pour la plupart été déportés : Henri Berthier (ciseleur), Jean Demangel (ébéniste), Pierre Bignard (opticien) et les ouvriers sculpteurs Ferdinand Van Haele, Jules Kaffe et Louis Oury. Il est donc probable que le réseau constitué autour d’Henry Champy soit né des liens d’amitié développés en Nouvelle-Calédonie. Même si Benoît Malon, dans la Revue socialiste de janvier 1887, évoque sans autre précision « un moment d’éclat en 1882-1883 », les débuts de l’association sont difficiles. La trésorière, Herminie Cadolle est ainsi rapidement attaquée dans la presse. En réaction aux calomnies du journal révolutionnaire, la République sociale, une réunion présidée par Emile Digeon, jadis chef de la Commune de Narbonne, est organisée en décembre 1881, salle Diderot (La Justice, 21 décembre 1881). Jusqu'alors, la presse a surtout permis aux différents comités de relayer l’information. Hormis les avis de décès, les communiqués sont politiques, tel celui qui salue la « courageuse protestation à Saint-Germain » de l’ancien évadé de Nouvelle-Calédonie, Olivier Pain pour avoir manifesté contre l’inauguration d’un monument dédié à Thiers (L’Intransigeant, 27 septembre 1880).
Pour la Société des Proscrits, l’action solidaire est désormais prioritaire. Un « registre pour les demandes et offres d’emploi » est ainsi mis en place, selon L’Intransigeant du 8 juillet 1882, afin d’aider les communards en difficulté. Pour autant, le débat politique perdure. Arthur Piéron, dans une réunion, salle Rivoli, développe « le programme du Parti ouvrier et fait appel à toutes les forces ouvrières » (4). Mais surtout, un groupe de militants, qui n’a pas renoncé à bâtir un « parti de la Commune », persiste à politiser l’association. En février 1883, Eugène Dangers propose de reconstituer un comité central au sein de la Solidarité des Proscrits de 1871. Mis en minorité, Dangers est menacé d’exclusion de la société (2). Une autre tentative a lieu après la relance par le trésorier Hippolyte Ferré de l’association rebaptisée en 1884 « la Solidarité des militants de 1871 » (7). Pour l’ancien fédéré et frère du regretté Théophile Ferré, l’apolitisme reste de mise. Ne souhaitant « pas de parti ouvrier ou révolutionnaire organisé », il précise que « chaque école conservera son libre arbitre ; les efforts seront seuls dirigés vers un but commun » (8). Dans ce contexte, la proposition de faire évoluer les Militants de 1871 en un « groupe d’études sociales et d’action révolutionnaire » (6) est repoussée après discussion en mai 1885. La constitution d’une nouvelle société en 1889, toujours présidée par Henry Champy et nommée « Société fraternelle des anciens combattants de la Commune », semble mettre fin aux velléités de politiser le groupement des anciens communards.
À son retour en France, le mouvement communaliste apparaît fragile socialement et déphasé par rapport à la situation nouvelle du pays. D’autant plus qu’aux divisions de la Commune, se sont ajoutées les scissions socialistes des années 1880. Il était difficile alors de rassembler proscrits et déportés autour d’un projet commun à finalité politique, comme l’atteste Benoît Malon.
Ils fortifièrent les divers partis avancés, mais furent impuissants à constituer ce nouveau parti socialiste qu’on avait annoncé et qui devait être si redoutable (9).
ÉRIC LEBOUTEILLER
Notes
(1) Laure Godineau, Retour d’exil. Les anciens communards au début de la IIIe République, Thèse en histoire, université Paris-I, 2000.
(2) Arch. PPo, Ba/1024 (dossier Dangers), rapports de police du 28 juin 1880, du 14 juillet 1880, du 8 mai 1883.
(3) Les transportés, condamnés pour des faits de droit commun, sont envoyés au bagne de Nouvelle-Calédonie, à l’inverse des déportés détenus sur l’île des Pins ou la presqu’île Ducos (R. Pérennès, Déportés et forçats de la Commune, Ouest éditions, 1991).
(4) Arch. PPo, Ba/1124 (dossier Piéron), rapports de police du 8 août 1880, du 26 octobre 1880, du 15 février 1881, du 22 février 1881, du 14 juin 1882.
(5) Membres de l’Alliance socialiste républicaine (ASR), parti éphémère proche de Clemenceau.
(6) Arch. PPo, Ba/1007 (dossier Champy), rapports de police du 8 septembre 1881 (rapport de Ludovic), du 5 mai 1885.
(7) Les Amis de la Commune de Paris 1871. Histoire de l’association, brochure des Amis de la Commune de Paris 1871, 2008, p. 8.
(8) Arch. PPo, Ba/1075 (dossier Ferré), rapport du 3 juin 1884.
(9) B. Malon, « Les collectivistes français », Revue socialiste, printemps 1887.