Lors de la révolution russe de 1905 et à différentes reprises au cours des années suivantes, Lénine, qui séjourna pendant plusieurs années dans notre capitale avant la guerre de 1914-1918, a souvent évoqué la Commune de Paris. En 1917, entre la révolution de février et celle d'octobre, ses références systématiques ont jalonné sa réflexion et son action.

De Zurich où il était en exil, il adressait en mars 1917 à Staline et Kamenev, qui venaient de prendre le contrôle de La Pravda, une correspondance composée de cinq Lettres de loin, dont seule la première fut publiée.

Lénine proclamant le pouvoir des Soviets à la réunion historique du Deuxième Congrès des Soviets de toute la Russie au quartier général des bolcheviques à Saint-Petersbourg - Institut Smolny le 7 novembre 1917
Lénine proclamant le pouvoir des Soviets à la réunion historique du Deuxième Congrès des Soviets de toute la Russie au quartier général des bolcheviques à Saint-Petersbourg - Institut Smolny le 7 novembre 1917

 

Dans la troisième, qui ne le sera qu'en 1924 dans la revue l’Internationale communiste, Lénine écrivait que les ouvriers

« se sont engagés avec juste raison dans la voie indiquée par l'expérience de notre révolution de 1905 et de la Commune de Paris de 1871 ; ils ont créé le Soviet des députés ouvriers… » (tome 23,p. 352). (1)

Au cours d'un meeting tenu à Zurich dans la même période, analysant la situation révolutionnaire en Russie. ii exprimait cette idée :

« Ou bien la révolution aboutira à une seconde et victorieuse Commune de Paris, ou bien nous serons écrasés par la guerre et la réaction ».

Après son retour à Petrograd dans la nuit du 3 au 4 avril, il imposait la publication dans La Pravda de textes qui seront connus sous le vocable Thèses d’avril, qui comprenaient de nombreuses références à la Commune et où il était dit notamment qu'après les Soviets, l'institution d'une république parlementaire serait « un retour en arrière », et qu'il fallait un État-Commune, c’est-à-dire

« un État dont la Commune de Paris a été la préfiguration » (tome 24).

En août-septembre 1917, réfugié en Finlande après l'échec des journées insurrectionnelles de juillet, il écrivait l’État et la Révolution, qui était le fruit d'une longue réflexion, de lectures et de notes consignées dans des cahiers, et prolongeait les textes antérieurs de cette période révolutionnaire (tome 25, p. 415-531). Le chapitre 3 de l'ouvrage, intitulé « L'expérience de la Commune de Paris », analysait les idées exprimées par Karl Marx dans L’Adresse du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs adoptée dès le 30 mai 1871 et connue sous le titre La guerre civile en France, dont il précisait qu’en l’écrivant Marx s'était fixé cette tâche :

« Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, réviser sur la base de cette expérience sa théorie ».

Il soulignait que l'unique correction apportée au Manifeste communiste de 1848 résidait dans la leçon que Marx et Engels avaient tirée de la Commune :

« la classe ouvrière ne peut pas simplement s'emparer de la machine d’État toute prête et la mettre en marche pour la faire servir à ses propres fins ».

Dans un développement consacré à la préface de la 3e  édition allemande de La guerre civile qu'EngeIs avait publié en 1891, dont Lénine estimait qu'elle était « un résumé des leçons de la Commune... enrichi de toute l'expérience de la période de vingt années écoulée », il est à remarquer qu’il ne reprenait pas explicitement l’opinion exprimée par Engels dans cette préface, selon laquelle « La Commune de Paris, c'était la dictature du prolétariat », qui ne figurait pas davantage dans les textes de Marx. À la fin de cet ouvrage, Lénine annonçait :

« Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un ordre différent, dans d’autres conditions, continuent l’œuvre de la Commune et confirment la géniale analyse de Marx ».

Mais ce chapitre ne fut jamais écrit, et il expliquera dans la postface de la première édition :

« Il est plus agréable et plus utile de faire "l'expérience d'une révolution" que d’écrire à son sujet ».

Après octobre, divers faits plus au moins marquants ont encore illustré cette filiation affirmée entre la Commune de Paris et le régime instauré par le parti bolchevik. On pourrait multiplier les citations extraites d’interventions aux congrès du Parti et de l’Internationale. On peut aussi mentionner, entre autres, une décision du Conseil des Commissaires du peuple en date du 18 mars 1917 fixant le traitement mensuel maximum à 500 roubles, suivie quelques mois plus tard de l'attribution aux techniciens hautement qualifiés d'une rémunération plus élevée, accompagnée d'un commentaire de Lénine expliquant que cette dernière mesure était « un certain abandon des principes de la Commune de Paris » imposé par les impératifs de la gestion administrative de l'État (tome 27,  p. 256-257).

On a dit qu'au soixante-treizième jour du pouvoir soviétique, Lénine se mit à danser sur la neige entre les murs du Kremlin pour saluer une durée venant de dépasser celle de la révolution parisienne. En 1924, la délégation française au congrès de l’Internationale déposera au Mausolée, un drapeau rouge de la Commune de Paris.

Tenter d‘évaluer la pertinence des références de Lénine (et de ses successeurs) à la Commune de Paris serait un sujet assez vaste. Il faut bien se contenter ici de quelques observations.

L’existence et l’action d’organisations apparues dans la révolution russe de 1905 et jusqu’alors inconnues dans l’histoire du monde, les soviets de députés ouvriers, bientôt suivis de soviets de députés soldats, ont joué un rôle essentiel dans le processus révolutionnaire, qui se traduisait en février-octobre 1917, avec des évolutions et des adaptations face au « double pouvoir » exercé par le soviet de Petrograd et le gouvernement provisoire, dans le fameux mol d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets ». Il n'est pas étonnant que l'on ait alors évoqué avec constance les interventions du peuple parisien dans les réunions publiques de la fin du Second empire, dans les clubs du printemps 1871, comme on pouvait songer aux clubs et sociétés populaires de la Révolution française Mais les textes de Lénine dans l'espace entre les deux révolutions n'étaient pas une simple évocation de la Commune et des organes d'expression de la démocratie directe. Ils avaient essentiellement pour but d'appuyer l'analyse qu'il faisait de la situation politique en Russie en cette période décisive, et de fonder sa stratégie, de la légitimer, sur une référence à la doctrine marxiste de l’État telle qu'elle résultait notamment des enseignements que Marx et Engels avaient tiré de l'expérience de 1871 (2).

Les circonstances lui imposaient une double démarche : critiquer et dénoncer les positions des dirigeants de la IIe  Internationale, des mencheviks et socialistes-révolutionnaires russes qui avaient encore la majorité dans les soviets, et convaincre les dirigeants bolcheviks qui ne partageaient pas ses vues quant à la stratégie de la conquête du pouvoir et du passage de la phase de la démocratie « bourgeoise » à celle de la démocratie « prolétarienne ».

Considérer que la Commune de Paris avait ouvert la voie au mouvement révolutionnaire du prolétariat et y puiser des enseignements, d'ailleurs contradictoires et parfois opposés, comme l'ont fait non seulement Lénine, mais les représentants des diverses tendances du mouvement ouvrier international, n'avait rien d’illégitime. Cependant, ii faut s'efforcer - bien que la tâche soit loin d‘être facile - d'abord d’interpréter correctement leurs écrits, ensuite de distinguer aussi clairement qu’il est possible ce qui, dans ces écrits, relève de I ’analyse de la réalité des événements du printemps de 1871 - que les travaux des historiens et de spécialistes d'autres disciplines permanent de contester ou de corriger sur des points souvent essentiels - de ce qui relève des « leçons » et « enseignements » pour l'action et la stratégie du mouvement révolutionnaire.

On ne peut s'en tenir à la courte période révolutionnaire de 1917 et des années suivantes. Il faut naturellement considérer l’histoire de cette large partie du XXe siècle qui s'est écoulée entre la Révolution d'octobre et l’effondrement de l’Union soviétique et des régimes des pays socialistes d’Europe centrale et orientale.

L'histoire de la Commune, qui fut si âprement combattue et dénigrée par ses adversaires, a été, en effet, largement « instrumentalisée » par ses « héritiers » au gré des évolutions de la lutte des classes, il importe donc de se débarrasser d'un certain nombre d'interprétations partisanes qui ont fait leur temps, et en réaffirmant que l'histoire de la Commune de Paris est et demeure une composante prestigieuse de l'histoire du mouvement ouvrier français et international, lui donner la place qui lui revient dans l'histoire des idées, lui rendre l'hommage qui est dû à une révolution sociale, fer de lance des franchises municipales, agissant aux avant-postes de la République, et adoptant des mesures que la IIIe République ne réalisera que beaucoup plus tard.

René Bidouze

Article paru dans La Revue Commune n° 33, (Mars 2004)

Notes

(1) Lénine, Œuvres, Éditions sociales, Paris. Éditions en langues étrangères à Moscou.

(2) L'État et la Révolution avait pour sous-titre : La doctrine marxiste de l’Etat et les tâches du prolétariat dans la Révolution. Texte publié en brochure en 1918.

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