Si je parle de moi pour parler de lui… et de la Commune

Il a été dit que la Commune n’était pas ou peu enseignée mais il n’en fut pas ainsi pour moi. Si j’ai oublié des propos tenus par une institutrice des années 1950, j’ai retenu une formule sur Adolphe Thiers : « Oh Le méchant homme ! ». Certes… Après 1968, j’ai repris des études d’histoire à Paris 8-Vincennes qui draina enseignants et étudiants motivés par un autre type d’enseignement. J’y ai notamment suivi les cours de Jean Bruhat qui me proposa une recherche sur « Les survivances de la Révolution française dans Le Vengeur », journal de Félix Pyat, élu de la Commune. Dans le jury de soutenance il y avait Jacques Rougerie qui, selon Bruhat, préparait une thèse sur l’histoire de la Commune.

J’eus une nouvelle rencontre avec Rougerie en 2011, lors du 140e anniversaire de la Commune et de l’exposition organisée à Paris. J’ai évoqué avec lui la réunion du début des années 1970 à la Sorbonne avec Bruhat, « un bon ami à moi » a dit Rougerie qui eut l’amabilité de dire que mon travail lui fut utile, alors que j’en connaissais les limites compte tenu de ses écrits.

Jacques Rougerie
Jacques Rougerie

La méthode Rougerie : priorité aux documents et nouvelle approche

Il n’y eut pas de thèse de Rougerie sur la Commune mais, lors de six décennies, de nombreux textes : articles, séries chiffrées, contributions ou direction d’ouvrages collectifs et de colloques. Il publia aussi des ouvrages dont des petits livres, petits par le format mais denses et documentés qui ont marqué les esprits à trois dates clés de sa réflexion, soit : Procès des communards (1964) (1) ; Paris libre 1871 (1971), réédité en 2004 (2) ; Paris insurgé. La Commune de 1871 (1995) (3) ; le Que sais-je ? sur La Commune de 1871 (4), maintes fois réédité.

Paris insurgé. La Commune de 1871 est un ouvrage très illustré de construction classique ; Procès des communards et Paris libre 1871 sont des essais thématiques, où il analyse des nouvelles sources. Selon ses propos :

« L’historien a souhaité réduire ici sa condition à celle d’un simple documentaliste […] mais il ne s’agit pas que d’une simple anthologie, alignant des textes à la file, chronologiquement. Plutôt un ‘’montage’’ ordonné […] », et « l’historien a plusieurs fois son mot à dire, quand il faut remettre certaines choses à leur exacte place ». Dans Procès des communards des constats ont pu, en effet, sembler iconoclastes à ceux qui considèrent la Commune comme un mythe. Pour lui, « la Commune compta peu de têtes capables et, à la tâche, les meilleurs révolutionnaires se révélèrent étrangement incertains, profondément divisés […]. Tout ce qui reste de ce règne si court, de cette révolution impossible, ce sont quelques anticipations, d’ailleurs audacieuses. Anticipations républicaines […]. Anticipations socialistes […]. De cette révolution manquée, il reste aussi un souvenir étonnamment vivace ».

Jacques Rougerie au colloque de Narbonne le 24 mars 2011
Jacques Rougerie au colloque de Narbonne le 24 mars 2011

Concernant l’historiographie de 1871, il estime, en 1964, que le « culte de la Commune en oriente aujourd’hui l’histoire […], elle donne un peu trop volontiers dans l’hagiographie. Elle n’est pas exempte non plus d’un didactisme parfois agaçant ». Il reprend la fameuse question : « Aurore ou crépuscule ? », dont « il est difficile d’en trouver la source première », selon Quentin Deluermoz. La Commune n’est-elle que « le point ultime, et final, de la geste révolutionnaire française du XIXe siècle » ou en dessine-t-elle un avenir glorieux ? En 1964, pour Rougerie c’était « crépuscule, et non pas aurore ».

En 2004, lors de la réédition de Paris libre 1871, il nuança son point de vue.

« De tout ce qui précède il m’est arrivé naguère de conclure que la Commune était ‘’crépuscule, non pas aurore’’. Je ne m’en dédis pas tout à fait », mais il présenta un texte « qui vient tout entier (le) démentir. Il est de la main d’un obscur international mais vaut bien les plus beaux éditoriaux de Vallès ».

Ce texte s’achève ainsi :

« Frères du monde entier, notre sang coule pour votre liberté, notre triomphe est le vôtre : debout tous ! Voici l’aube ! ».

Quentin Deluermoz note qu’il s’agit de Jules Nostag, dirigeant parisien de l’Internationale.

Rougerie c’est aussi un style et des formules. Dans Procès des communards, « Les accusés parlent » : « Les ténors », « Les obscurs », « Les sans-voix », « Les vieux de la vieille » ; à la question « Qu’est-ce qu’un communard ? », il répond « Patriote … et même chauvin », « Républicain à outrance ».  Dans Paris libre 1871 il décrit « La Ville révoltée », « La Ville libre », « La Ville insurgée » puis « La Ville ensanglantée », « mise à mort et face à ‘’l’expiation’’ ». Rougerie, historien/documentaliste de la complexité des événements s’apparente aussi à un narrateur à la manière proustienne, sans cesse à la recherche du temps de la Commune.

Filiation, héritiers, hommages

Quelques ouvrages de Jacques Rougerie
Quelques ouvrages de Jacques Rougerie

Une nouvelle génération d’historiens a souligné son apport à l’historiographie de la Commune, ainsi le britannique Robert Tombs et les Français Éric Fournier et Quentin Deluermoz. Pour Éric Fournier, en 1964, avec Procès des communards, Rougerie « est à l’initiative d’un véritable aggiornamento de l’histoire de la Commune, […] mettant en évidence la complexité de l’événement […].  C’est dans ce questionnement libertaire de la démocratie mis en évidence par Jacques Rougerie que réside sans doute la modernité de la Commune […] ». Elle « pose une question encore fondamentale en démocratie : celle de la représentation de la souveraineté populaire et de l’exercice du pouvoir » (6).  Robert Tombs a dédié « À Jacques Rougerie » l’édition française de 2014 de son ouvrage Paris, bivouac des révolutions La Commune de 1871. Il y évoque « ses recherches pionnières » qu’il cite abondamment. Pour lui, avec l’alternative « aurore ou crépuscule ? », Rougerie « invite maintenant à considérer la Commune autrement, comme s’inscrivant dans une histoire tissée de discontinuité, un carrefour où s’entrecroisent et se chevauchent différentes temporalités ; une histoire plus attentive encore à la façon dont les communards écrivaient leur propre histoire […], se confrontaient à un temps qui leur apparaissait avant tout et en même temps intense et mouvant, pesant ou prometteur, impérieux et ouvert » (7) .

Pour Quentin Deluermoz 

« L’historiographie de la Commune est et restera largement associée au nom de Jacques Rougerie. L’historien français s’est en effet imposé, au fil des décennies, comme son meilleur connaisseur […]. Ce travail a pris la forme du travail d’historien au sens le plus fort : une remise en cause systématique des notions et certitudes toutes faites […] ; la mobilisation de sources nouvelles […]. Progressivement ce travail a dessiné une autre interprétation de la Commune […]. Elle s’inscrit dans le prolongement de l’expérience de la ‘’république démocratique et sociale’’ exprimée dans les années 1848-1851 qu’elle ressaisit bien sûr de manière spécifique […]. Plus récemment la réflexion sur le type de démocratie à l’œuvre pendant la Commune a été approfondie. Plutôt que d’une’’ démocratie directe’’, il préfère évoquer une ‘’démocratie vraie’’ […]. Ainsi l’œuvre de l’historien n’a cessé de se questionner, de s’infléchir, sans jamais s’arrêter à un point d’arrivée. Le signe d’un esprit en permanent renouvellement, et peut-être une forme d’hommage en creux au foisonnement continu qu’a été la Commune ».

Ainsi dans un ouvrage récent (8), il propose Une mise au point historiographique et de nouvelles pistes de recherche. Il constate aussi « non sans une certaine mélancolie – je n’ose pas dire un agacement certain – que tous les travaux nullement ‘’révisionnistes ‘’ mais de consolidation, n’ont pas ou peu ébranlé une vulgate simplificatrice de la Commune trop répandue. Il y a là une distorsion qu’il n’est pas facile de faire disparaître entre histoire et mémoire ».

Aline Raimbault

 

 

Notes :

(1) Procès des Communards, Julliard, Collection archives n°11, 1964, Gallimard 1978.

(2) Paris libre 1871, Le Seuil, 1971, 2004.

(3)Paris insurgé. La Commune de 1871, Gallimard, Découvertes Histoire, 1995, 2000, 2007.

(4) La Commune de Paris 1871, Que sais-je ? PUF, n° 581,1988, 7e éd. 2021.

(5) Michel Cordillot (coord.), La Commune de Paris 1871 Les acteurs, l’événement, les lieux, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2020, cf. articles de Quentin Deluermoz.

(6) Éric Fournier, « La Commune n’est pas morte » Les usages politiques du passé, de 1871 à nos jours, Libertalia, 2013.

(7) Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2014.

(8) Jacques Rougerie, « Mise au point historiographique », dans Marc César et Laure Godineau, La Commune de 1871 : une relecture, Créaphis éditions, 2019., p. 493-506.

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