Détenteur du pouvoir à Paris depuis le 18 mars 1871, le Comité central de la Garde nationale invite les électeurs à voter pour une assemblée communale en conseillant de désigner des « hommes qui vous serviront le mieux » et qui sont « parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux ». Après cinq mois de siège en effet, la population parisienne est épuisée ; on a consommé plus d’alcool que de pain.
Obligée de remplir en même temps les fonctions de gouvernement et de municipalité, l’assemblée de la Commune élue le 26 mars, composée d’hommes aux positions politiques différentes, soumise à l’extérieur aux pressions des clubs, des assemblées d’arrondissements, des cercles de gardes nationaux, assaillie militairement par la réaction versaillaise, a eu très peu de temps pour mener une « politique » économique et sociale cohérente qui satisfasse la majorité de ceux qui l’ont désignée.
Les loyers et échéances
Elle veut d’abord régler les questions des loyers et des échéances. Dès le 29 mars, elle règle la première :
« Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices » ;
en vertu de quoi, on remet aux locataires les termes d’octobre, janvier et avril, tout paiement fait devant être imputé sur les dettes à échoir ; on remet les dettes pour les locations en garnis, on accorde aux locataires le droit de résilier leurs baux pendant six mois, ou de proroger pendant trois mois le congé donné. Les ouvriers et petits bourgeois locataires ne tardent pas à user de ce décret, déménageant avec l’aide des gardes nationaux lorsque les concierges s’opposent à leur départ. Le bombardement de Neuilly par les troupes de Versailles accentue le sens révolutionnaire de la législation communaliste qui dépasse de loin les mesures de l’Assemblée : un décret du 25 avril réquisitionne les logements vacants, à la seule condition de délivrer des états des lieux aux représentants des possesseurs en titre, et de sceller les meubles contenant des objets portatifs.
Concernant la question des échéances, dès le 1er avril, la Commune invite les sociétés ouvrières et les chambres syndicales à lui faire parvenir tous les renseignements utiles, le projet de Charles Beslay étant publié au Journal officiel les 11 et 14 avril. Après de sérieuses discussions, un arrêté du 12 prévoit la suspension des poursuites jusqu’à la parution du décret sur cette question. Le 16 avril, le décret en question arrête que le remboursement des dettes de toute nature, portant échéance, devra être effectué dans les trois années, à partir du 15 juillet 1871, sans intérêt par trimestre.
Le Mont-de-Piété
Néanmoins, ces mesures ne suffisent pas à faire sortir le peuple de Paris de la situation précaire où il se trouve qui se traduit par la courbe ascendante des remboursements faits par la Caisse d’épargne et le petit nombre des versements opérés. C’est ainsi que se pose la question du Mont-de-piété.
Le 29 mars, un décret suspend la vente des objets déposés. C’est insuffisant, et Augustin Avrial ouvre une discussion sur ce sujet le 25 avril, quelques jours avant la publication des rapports rédigés par la Commission du travail, de l’industrie et des échanges. Mais les débats traînent en longueur. Sur l’insistance d’Arthur Arnould, la discussion est reprise le 3 mai. Elle aboutit à un projet de François Jourde, voté le 6 mai qui, tout en indemnisant l’administration du Mont-de-piété, autorise le dégagement gratuit (à partir du 12 mai) de toutes les reconnaissances antérieures au 25 avril qui portent engagement, jusqu’à 20 francs, d’effets d’habillement, de meubles, de linges, d’objets de literie et d’instruments de travail. L’opération devant porter sur au moins 1,8 millions d’articles, on répartit ceux-ci, les 12 et 20 mai, en 48 séries à tirer au sort [1].
Cette politique de dégrèvement aurait dû être complétée par l’utilisation des ressources publiques comme celles de l’Assistance publique. Mais cette administration comme toutes les autres, a été consciemment « désorganisée et abandonnée par la presque totalité des employés qui en ressortent ». De fait, l’action de Camille Treillard, nommé inspecteur principal de l’Assistance publique et de la Santé publique, et dont l’intention est de faire en sorte que « l’assistance communale ne devrait plus être considéré à l’avenir comme une aumône », bien que louée par tous pour sa générosité et sa probité, reste assez symbolique : révocation du directeur de l’Hôtel-dieu, remplacement du nom des salles par exemple, et n’empêche pas la mendicité de continuer [2].
Malgré la désorganisation administrative due à l’abandon de Paris par les réactionnaires et aux pressions de l’ennemi versaillais, deux commissions ont une action assez importante sur la vie économique et sociale des Parisiens et traduisent en somme, tout ce que la Commune contient de « socialiste ».
La Commission des subsistances animée par François Parisel puis Auguste Viard à partir du 21 avril, fait tous ses efforts pour assurer l’approvisionnement de Paris et la diminution des prix, compromis par certains fonctionnaires peu scrupuleux [3]. À partir du 25 avril, est ainsi autorisée la sortie des marchandises de transit, sauf les denrées alimentaires et les munitions.
Le blocus prussien et la suppression des correspondances avec les départements et l’interdiction des convois par eau décidée par Versailles n’empêchent pas l’approvisionnement du marché par la zone neutre et par terre, à l’exception de la viande, et les prix continuent de baisser. Le 30 avril, les boulangers se voient offrir le sel nécessaire à leur fabrication « dans un but humanitaire ». Il est décidé de l’achat en gros de denrées pour les vendre à la consommation à prix coûtant par l’entremise d’établissements placés sous la garantie des municipalités. La Commission vérifie également le débit de la viande au marché libre de boucherie des Halles, à partir du 6 mai, et dans les quatre boucheries de Montmartre.
Prémices de l’autogestion
De son côté, la Commission du travail, de l’industrie et des échanges sous l’impulsion d’abord d’une commission d’initiative instituée le 5 avril, puis à partir du 20 avril, du délégué unique Léo Fränkel, tente de répondre à la satisfaction des « intérêts ouvriers » [4]. C’est ainsi qu’un décret du 16 avril demande aux chambre syndicales ouvrières de constituer une commission d’enquête ayant pour but de dresser la statistique des ateliers abandonnés et l’inventaire des instruments de travail, de présenter un rapport sur les conditions pratiques pour remettre promptement en exploitation ces ateliers par l’association coopérative des ouvriers et employés, d’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières. Ce sont, en quelque sorte, les prémices de l’autogestion.
Léo Fränkel (1844–1895) fait fonction de ministre du Travail. Il déclare :
« Nous ne devons pas oublier que la révolution du 18 mars a été faite par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour la classe ouvrière, je ne vois pas la raison d’être de la Commune »
Le décret prévoit aussi le paiement d’une indemnité à payer aux patrons, à leur retour, d’après les décisions d’un jury arbitral. A partir du 6 avril, un local est mis à la disposition des chambres syndicales au ministère des Travaux publics et les syndicats commencent à travailler en désignant leurs délégués. La commission d’enquête tient deux séances les 10 et 18 mai mais ne peut s’en tenir qu’aux études préliminaires, la répression versaillaise ne permettant pas d’aller plus loin.
Sur demande de Fränkel, la Commission exécutive interdit, le 20 avril, le travail de nuit des ouvriers boulangers en même temps que sont supprimés les placeurs institués par la police de Napoléon III
Appliqué à partir du 3 mai et sanctionné par la saisie des pains des patrons contrevenants, le décret est accueilli avec gratitude par les ouvriers boulangers qui manifestent en sa faveur le 16 mai. Une mesure plus générale est prise le 27 avril interdisant, sous peine de poursuite devant les tribunaux, les amendes et retenues sur salaires dans les administrations publiques et privées et restituant celles qui l’ont été depuis le 18 mars.
Une circonstance particulière oblige la Commune à aller plus loin. Le 4 mai, elle a confié à Lazare Lévy et Edmond Evette le soin de surveiller la confection des habillements militaires.
Leur rapport lu à la séance du 12 mai par Fränkel, constate que le prix d’adjudication a causé une diminution des salaires. La Commune paye ses fournitures 2,5% de moins que le Gouvernement du 4 septembre, et Fränkel ainsi que Benoît Malon concluent à la nécessité de recourir aux corporations ouvrières. Le 12 mai, la Commission du travail, de l’industrie et des échanges est autorisée à réviser les marchés conclus jusqu’à ce jour, à donner la préférence aux associations ouvrières, d’après des cahiers des charges fixées par l’intendance, les chambres syndicales et un délégué de la Commission, et fixant le salaire minimum du travail à la journée ou à façon [5]. Malgré le souhait de Fränkel de limiter à huit heures la journée de travail, plusieurs règlements d’ateliers comme celui des ouvriers du Louvre pour la réparation et la transformation des armes, la fixe à dix heures. Dans ces ateliers, le directeur, le chef d’atelier et les chefs de banc sont nommés par les ouvriers disposant de moyens quotidiens d’action sur la direction.
Aussi, malgré la diminution du nombre des ouvriers occupés qui passent de 600 000 en 1870 à environ 114 000 (dont 62 500 femmes), malgré la guerre et la situation économique, la vie syndicale et corporative réussit à se développer.
Dès le 23 mars, la chambre syndicale des tailleurs et scieurs de pierres décide de s’occuper d’organiser des secours en cas de blessures ou d’accidents. Le 27 avril, les fondeurs en suif et stéariniers, les fondeurs en fer se réunissent pour former une chambre syndicale et une association coopérative. Les ouvriers bouchers veulent organiser une chambre syndicale grâce à laquelle il serait possible de supprimer l’exploitation patronale. En tout, on recense l’action de 43 associations de production, 34 chambres syndicales, 7 sociétés d’alimentation et 4 groupes de la Marmite, coopérative alimentaire rattachée à l’Internationale [6].
Les femmes aussi
Les ouvrières tentent également de suivre l’action engagée par leurs camarades masculins. Le Comité central de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins au blessés, ayant été chargé par la Commission du travail, de l’industrie et des échanges de l’organisation du travail des femmes, convoque le 10 mai les ouvrières à la Bourse pour nommer des déléguées dans chaque corporation, et arriver à la constitution de chambres syndicales et d’une chambre fédérale.
Une seconde réunion, fixée pour le 21 mai, où la constitution doit intervenir, ne peut se tenir en raison de l’entrée des Versaillais dans ParisQuelques-uns peuvent penser que la Commune eût pu mieux faire dans le domaine social en faveur de ceux qui l’ont portée au pouvoir. Mais si l’on songe qu’avec ses divisions politiques, avec la lourde tâche de réorganisation gouvernementale et municipale qu’elle eût à assumer, elle dût encore soutenir le poids d’une guerre de près de deux mois contre les troupes de Versailles, on doit admettre qu’elle a esquissé ce que serait une politique véritablement socialiste que les générations futures devront mettre en oeuvre.
PIERRE-HENRI ZAIDMAN
La source principale des décisions officielles de la Commune est le Journal officiel.
Notes
[1] P. Lanjalley et P. Corriez, Histoire de la Révolution du 18 mars, Bruxelles : Librairie Internationale Lacroix-Verboeckoven, 1871, p. 469 ;
[2] P. Lanjalley et P. Corriez, ouvrage cité, p. 303 (Deux arrêtés de Raoul Rigault) ;
[3] Le 13 avril, on arrête l’inspecteur des halles et marchés, accusé de dissimulation d’une partie du stock de farine ;
[4] L’expression est du Versaillais Martial Delpit dans son rapport devant la Commission d’enquête parlementaire ;
[5] Par exemple, le 14 mai, Parisel, chef de la délégation scientifique fait appel aux ouvriers sans emploi pour travailler le papier ;
[6] Commission d’enquête parlementaire, t. 3, Cerf, Imprimeur de l’Assemblée Nationale, 1872, p. 246-248.