Eugène Chatelain (1829-1902) est aujourd’hui un poète ouvrier bien oublié. Pourtant, vétéran de 1848, il fut un acteur du mouvement communaliste, un combattant de la Semaine sanglante et un chansonnier politique (1), ami d’Eugène Pottier.
Le poète ouvrier
Né à Paris dans un milieu modeste, le jeune Eugène Chatelain, orphelin de père à six ans, se fait ouvrier ciseleur. L’insurrection contre le roi Louis-Philippe en février 1848 le marque durablement. Cependant, après la ferveur démocratique du printemps, il combat, à seulement 19 ans, sur les barricades en juin 1848 contre les troupes du général républicain Cavaignac.
Autodidacte, il troque alors « le marteau pour la plume ». Il collabore à La République, le premier journal de la révolution, qu’a fondé Eugène Bareste. Mais, en décembre 1851, il se retrouve sur les barricades au milieu des républicains opposés au coup d’État perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte. Bien qu’il ne fût visiblement pas poursuivi, le recueil de chansons politiques qu’il avait alors composées aurait été confisqué avant publication lors d’une perquisition.
« J’entends un long cri d’agonie :
— Le peuple s’est-il révolté
Pour écraser la tyrannie
— Et rappeler la Liberté ?
Mais non ! C’est un rêve qui passe,
— Car sur le globe tout s’est tu,
Le vent seul souffle dans l’espace…
— Pauvre République, où vas-tu ?
Où vas-tu ? » (1852)
Un vétéran de 1848
Sous l’Empire, il ouvre un cabinet d’affaires qui lui attire quelques ennuis (2). Il lance également localement un journal, L’Ouest parisien et un almanach populaire, Les Étrennes du Peuple. La montée de l’opposition républicaine le relance en politique. Socialiste proudhonien, il entre au Courrier français d’Auguste Vermorel et fonde un journal éphémère, le Franc Parleur de Paris. En mai 1869, il est même candidat de la « Démocratie radicale » aux élections à Paris, dans le 6e arrondissement.
Le 4 septembre 1870, jour de la proclamation de la République, il se mêle à l’effervescence politique de la capitale. Affilié à la Première Internationale — son nom figure sur la liste des adhérents de la section du Panthéon —, il anime pendant le siège, avec des amis politiques (J. Miot, A. Verdure), des journaux révolutionnaires à la vie brève, La Commune de Paris et L’œil de Marat. Surtout, le Comité de vigilance du Ier arrondissement, auquel il appartient, le délègue au Comité central républicain des vingt arrondissements. Longtemps secrétaire, Eugène Chatelain prendra part aux décisions d’un comité en charge de la défense et du ravitaillement. Il figure ainsi parmi les initiateurs de la Ligue républicaine de Défense nationale à outrance, qui se réunit à son domicile, rue Saint-Honoré (3).
Délégué en vue, plusieurs fois arrêté suite aux journées révolutionnaires du 31 octobre et du 22 janvier, il refuse d’être candidat à la Commune fustigeant dans un courrier la faiblesse de la lutte contre Versailles (cf. ci-dessous). En conséquence, il entre au Comité central de la Garde nationale et combat pendant la Semaine sanglante (4). Ayant fui en exil à Londres, il sera condamné par contumace à la déportation. Il avait d’abord trouvé refuge à Jersey, où il appartint à la Société des républicains socialistes, fondée en 1872 par les proscrits de l’île.
« C’est que la liberté vaut mieux qu’une prison.
Sans renier la France où j’ai reçu la vie,
J’ai préféré la mer et l’immense horizon
Aux grilles d’un cachot dans ma pauvre patrie. »
Adieu aux habitants de Jersey
Une reconnaissance tardive
À son retour en France, Eugène Chatelain ouvre un cabinet de contentieux. Proche du Cri du Peuple et de son fondateur, il devient naturellement membre du Cercle Jules Vallès. Lui-même fonde en 1885 Le Coup de feu, à la fois cercle littéraire et revue politique mensuelle qui, après scission, devient La Revue européenne (1889-1891). Fidèle à la révolution de 1871, il contribue aussi avec Cluseret et Félix Pyat, nouveaux députés, à la formation d’un groupe révolutionnaire socialiste, La Commune (5), et participe comme trésorier à la reconstitution de la « Solidarité des combattants de la Commune » qui admet dorénavant enfants et parents de communards.
« J’ai combattu pour ma pensée,
— Pour la justice et pour le Droit,
Contre une foule intéressée,
— Dont le capital est le roi.
J’ai combattu contre les crimes
— De la vieille société,
Qui martyrise ses victimes,
— Au nom de la propriété. »
Le Proscrit de 1871 (1877)
Après plusieurs échecs, l’œuvre d’Eugène Chatelain est enfin publiée. Plusieurs recueils de chansons et de poésies paraissent, Les exilées de 1871 (1886) (6), Fleurs ignorées (s. d.), Mes dernières nées (1891). A côté de textes d’inspiration sentimentale, il célèbre le mouvement communaliste, son échec et ses espoirs (7). A cette époque, il est d’ailleurs vice-président de la Lice chansonnière, société littéraire née en 1831. À sa mort en 1902, il fut dignement célébré. « Jusqu’au dernier jour, Chatelain, jeune d’esprit et de cœur, à soixante-douze ans, fidèle aux Muses et à la Révolution, est resté le plus désintéressé des militants (8) ».
« Nous qu’on traîne comme des bêtes
— Dociles et sans volonté,
Redressons-nous, levons nos têtes !
— Il souffle un vent d’égalité.
Laboureurs, soldats de la terre,
— Venez à nous grossir nos rangs !
Nous avons déclaré la guerre
— Aux bourgeois devenus tyrans ! »
Les Gueules noires (non daté)
ÉRIC LEBOUTEILLER
Notes :
(1) Son titre le plus fameux, Vive la Commune, est reproduit dans Chantons la Commune, une brochure de notre association.
(2) Réponse aux calomnies. La vérité sur M. Eugène Chatelain, Paris, 1867 (cf. Gallica).
(3) Jean Dautry et Lucien Scheler, Le Comité central républicain des vingt arrondissements, Editions sociales, 1960.
(4) Auteur d’un poème vécu, Souvenir du 25 mai, publié en 1891.
(5) Manifeste du groupe publié dans L’Intransigeant, 2 janvier 1889.
(6) Notre bibliothèque en possède un exemplaire. Y figure aussi Les Poètes de la Commune, titre d’un ouvrage de Jean Varloot (Editeurs français réunis, 1951) et de Maurice Choury (Seghers, 1970).
(7) Laure Godineau, « Figures de l’exil dans les chansons et poésies communardes », Hommes & migrations, n° 1321, avril-juin 2018.
(8) L’Aurore, 9 juin 1902.
Lettre d'Eugéne Chatelain de refus à la candidature (mars 1871)
Cette lettre a été publiée seulement en 1891, dans Mes dernières nées.
« Citoyens, je ne vois pas la victoire du 18 mars de la même façon que vous. On a laissé sortir l’armée de Paris ; on n’a point arrêté les traîtres de la défense nationale alors qu’on pouvait le faire ; la Banque de France est gardée par les bataillons réactionnaires ; je ne veux assumer la responsabilité d’aucun de ces faits irréparables. En politique, toute faute est un crime. La lutte que nous aurons à soutenir sera terrible ; et, sans vouloir insulter personne, je dis à ceux auxquels je réponds : beaucoup de vous seront à l’abri des balles que je ferai encore face à l’ennemi. »