Parmi les milliers de natives et natifs provinciaux engagés dans la Commune de Paris, il s’en trouve quelques-uns et quelques-unes aux destins atypiques. En évoquant celui du Castelroussin indrien Pierre-Philippe Lebeau, seul déporté à avoir réussi son évasion, nous voulons témoigner pour ces « anonymes », femmes et hommes, qui ont fait l’histoire en 1871 et qui méritent la même reconnaissance que les têtes pensantes de la Commune.

Pierre-Philippe Lebeau naît le 18 décembre 1843, rue de Cluis à Châteauroux ; c’est le fils de Pierre Lebeau, maçon, âgé de 28 ans, et de Jeanne Thaïse Philippine Gagnon, âgée de 26 ans.

Ses parents se marient en janvier 1843 à Châteauroux. Il est l’aîné de 10 enfants : Florent (1844), Louis (1846, marié en 1871 à Paris, cordonnier), Léon (1848-1849), Léontine (1850, mariée en 1876 à Paris, couturière), François (1852-1899, Paris, menuisier), Philippe (1853- 1854), Marie-Thaïse (1853-1949, Villejuif, couturière), Alphonse (1858, marié en 1884 à Paris, maçon) et Henry (1859).

Il grandit dans une famille honorable. Son père s’engage aux chemins de fer en 1850 et terminera sa carrière chef d’équipe à la gare de Châteauroux. Son père décède en décembre 1883, et sa mère en février 1894 à Châteauroux.

 

Enfance de Pierre-Philippe

Extrait du livre Moi, Pierre-Philippe, évadé…, de Jean et Marie-Thérèse Pelatan et Odette Tournier, préfacé par Marion Lebeau.  
Extrait du livre Moi, Pierre-Philippe, évadé…, de Jean et Marie-Thérèse Pelatan et Odette Tournier, préfacé par Marion Lebeau

A cette époque, les frais de scolarité sont à la charge des familles. Bien que simple homme d’équipe pour l’entretien des voies de chemin de fer, le père de famille souhaite que ses enfants s’instruisent. Pierre-Philippe sera un élève assidu. Il apprend très vite à lire et écrire et se passionne pour l’histoire et la géographie. Comme tous les enfants de son époque, il participe aux tâches familiales. Il est intrépide et ignore le danger, il va apprendre à nager dans l’Indre. À huit ans, il entre en apprentissage chez un charron. Il aime l’odeur du métal chauffé et est fasciné par les machines. Son intelligence et sa vivacité lui permettent d’apprendre rapidement le métier. Il se voit confier les outils d’ouvrier charron dont il est très fier.

Il reste en contact avec son ancien instituteur qui lui prête des livres et l’initie à la poésie et à l’histoire ancienne. Il prend des cours de français et d’arithmétique. Il continuera toute sa vie à s’instruire.

Pour devenir expérimenté, un apprenti devait changer de maître ; il va donc choisir une branche où il serait plus mobile et indépendant : la serrurerie.

 

Pierre-Philippe à Paris

Il tire le « bon numéro » pour la conscription (1). Il part donc à Paris pour s’installer serrurier à son compte, rue du Grand-Prieuré, où il ne manquera pas de travail.

Il gagne très honnêtement sa vie, ce qui lui permet de se payer un loyer et un local professionnel. Il envisage de se marier. Il participe à des assemblées et des clubs d’échanges d’intellectuels où il rencontre Jean-Baptiste Clément.

André Adolphe-Eugène Disdéri - Garde Nationale, 65e Bataillon, Capitaine Beautes (1870-1871) | The J. Paul Getty Museum
André Adolphe-Eugène Disdéri - Garde Nationale, 65e Bataillon, Capitaine Beautes (1870-1871) - The J. Paul Getty Museum

En septembre 1870, jeune patron, honnête, discret et travailleur, tourné vers une amélioration de la condition ouvrière, il espère en une nouvelle République. Avec son frère, très certainement Florent, il s’engage dans les bataillons de leur arrondissement. Pierre-Philippe s’engage au 65e bataillon du XIe arrondissement où il vit. Toujours avec son frère, il participe aux rassemblements des gardes nationaux qui ramènent les canons acquis grâce à une souscription. Sa formation de mécanicien lui permet d’entretenir et régler les armes.

En 1871, il va voter le 26 mars, confiant en un avenir meilleur. Il reprend donc ses activités de mécanicien-serrurier. Début avril, il rend les armes et tout son équipement au 65e bataillon qu’il a été fier de servir ; il est traité de lâche par ses compagnons. Les combats continuent et, le 25 avril, son frère meurt dans un bombardement à Neuilly. Il récupère son corps et le fait inhumer dans son quartier.

Il se réengage dans le 63e bataillon sous les ordres du commandant Leroy. Il reprend les armes et les combats début mai ; il est cantonné au château de la Muette. Prévoyant une défaite, il repasse par son appartement et confie à sa propriétaire une cassette avec ses économies de cent soixante francs. Le 25 mai, il est sur la barricade du Château-d’Eau ; le 26, voyant la partie perdue, il retourne à son domicile rue du Grand-Prieuré. À l’angle de sa rue et de la rue d’Angoulême (2), le pharmacien Simon « le voit tirer avec un grand acharnement ». Le 27 mai, après avoir tiré ses derniers coups de fusil rue de Malte et rue du Théâtre, il abandonne son fusil sur la voie publique et erre dans l’espoir de trouver des camarades.

Extrait du livre Moi, Pierre-Philippe, évadé…, de Jean et Marie-Thérèse Pelatan et Odette Tournier, préfacé par Marion Lebeau.
Extrait du livre Moi, Pierre-Philippe, évadé…, de Jean et Marie-Thérèse Pelatan et Odette Tournier, préfacé par Marion Lebeau.

Il sera arrêté le 21 juin, dans la rue de la Pierre-Levée, sur dénonciation du pharmacien Simon et du marchand de vins Tissot, qui l’ont vu tirer des coups de feu rues du Château-d’Eau, de Malte et du Théâtre. Pierre-Philippe reconnaît les faits.

Le 25 juin, le chef de gare de Châteauroux écrit au préfet de l’Indre pour plaider en sa faveur. Le député Balsan affirme que Pierre-Philippe « appartient à une très honnête famille ».

Il est dirigé vers l’Orangerie, à Versailles, le 11 juillet, après un interrogatoire auquel il répondra de façon précise et honnête ; il est ensuite emmené vers la Lanterne. Ses réponses seront interprétées à charge. Au procès, le quincaillier déclare l’avoir vu avec un fusil et surtout vouloir venger la mort de son frère. Sa propriétaire le décrit comme un personnage « sombre » et dit qu’il lui a apporté une cassette avec ses économies (160 frs) à remettre à la personne désignée dans son testament s’il mourait. Le pharmacien déclare que Pierre-Philippe est venu chercher de la cire pour sceller le cercueil de son frère, « assassiné » par les versaillais. Seul l’épicier aurait été témoin à décharge à l’audience du 9 décembre, mais sa lettre de demande « serait parvenue trop tard pour donner satisfaction ». Le 4e conseil de guerre le condamne donc à une déportation simple et à la dégradation civique pour « avoir participé à un mouvement insurrectionnel et port d’armes apparentes en étant vêtu d’un uniforme militaire » : on lui reconnaît des « circonstances atténuantes ». L’exécution du jugement commence le 29 janvier 1872. Son recours en grâce du 26 juin sera rejeté.

En juillet, il part donc pour la Rochelle, puis à la citadelle de Saint-Martin-de-Ré pour son départ en Nouvelle-Calédonie. À la visite médicale, en septembre, il est déclaré « bon pour le départ ».

 

La déportation

Le Var  à Toulon - De 1872 à 1876, le Var effectue des voyages à Dakar, Sainte-Catherine, Nouméa, l'îles-des-Pins, Tahiti, Sainte-Hélène et Bahia. En 1872-73, il est sous les ordres du capitaine de frégate Lemosy (source www.bernard-guinard.com)
Le Var à Toulon - De 1872 à 1876, le Var effectue des voyages à Dakar, Sainte-Catherine, Nouméa, l'îles-des-Pins, Tahiti, Sainte-Hélène et Bahia. En 1872-73, il est sous les ordres du capitaine de frégate Lemosy (source www.bernard-guinard.com)

Il embarque donc le 10 octobre sur Le Var. Il n’a qu’une idée : s’évader. Il va observer et tout mettre en œuvre pour faire remarquer ses compétences en mécanique et serrurerie. L’ouvrier chargé de la chaudière est débarqué au Sénégal, trop malade pour continuer le voyage. Il va donc le remplacer aux chaudières. Le 24 novembre, Le Var jette l’ancre sur les côtes brésiliennes à Santa Catarina pour le ravitaillement. Le 2e jour, il profite de la tombée de la nuit. Avec deux autres prisonniers, il descend le long de la chaîne d’ancre et nage jusqu’à la côte. Ses deux compagnons seront repris. Le 10 janvier 1873, il est déclaré « présumé noyé » aux autorités françaises. Pierre-Philippe Lebeau est le seul communard déporté ayant réussi son évasion.

 

Son périple brésilien

Il remonte une rivière et trouve une tribu indienne, les Tupinamba. Il fait comprendre qu’il est naufragé et qu’il a des compétences de forgeron qui pourraient leur servir pour les armes et les ustensiles de cuisine. Adopté, il participe à la vie quotidienne de la tribu en échange d’une case. Il apprend la langue, les coutumes et les croyances du groupe, fera l’école aux enfants. Toujours menacés d’expulsion, les Tupinamba, se déplacent. Pierre-Philippe les accompagne vers le nord-est.

Au bout de cinq ans, il se dirige vers les grandes villes côtières avec le projet de rejoindre l’Angleterre qui accueillait les communards. Il embarque pour Southampton où on perd sa trace pendant cinq ans.

Acte de décès de Pierre-Philippe Lebeau Archives départementales des Hauts-de-Seine, Puteaux, décès 1912
Acte de décès de Pierre-Philippe Lebeau  -  Archives départementales des Hauts-de-Seine, Puteaux, décès 1912

 

Retour en Europe

En 1883, il reprend son métier de serrurier-mécanicien à Tunstall. Il est invité chez une riche propriétaire pour réparer une grille. Il déjeune à la cuisine et rencontre la domestique Georgina Cartwright, qu’il épouse en septembre à Birmingham. Entre 1884 et 1895, naîtront six enfants. Marius Alexandre, son fils aîné (père de Marion), fera sa carrière en France, de même que sa sœur Idalie. Les autres repartiront.

Pour se libérer de son passé, il écrit sur des feuillets qu’il jette à la mer en arrivant en France en 1900. Le couple s’installe à Brest, où les enfants sont inscrits à l’école puis, la même année, déménage rue des Carrières à Puteaux, où il ouvre un atelier.

Georgina ne s’habituera jamais à la France. Exilée à Pont-de-Rouen en 1941, elle va vivre et raconter ses souvenirs à sa petite-fille Marion. Elle s’éteindra en 1948 en Angleterre.

Pierre-Philippe Lebeau était décédé le 6 mai 1910 à Puteaux, où il est inhumé.

 

LUCETTE LECOINTE

 

Notes

(1) Cette expression renvoie à l’époque où le tirage au sort était utilisé pour sélectionner les conscrits qui étaient enrôlés dans l’armée. Ceux qui « tiraient le bon numéro » étaient exemptés de service militaire.

(2) Aujourd’hui rue Jean-Pierre Timbaud, dans le XIe arrondissement.

 

Sources :

Jean et Marie-Thérèse Pélatan et Odette Tournier, Moi, Pierre-Philippe, évadé…, préface de Marion Lebeau.

Archives départementales de l’Indre, 3 E 044/106. Naissances, mariages, décès, 1843, greffe de Châteauroux.

Archives départementales des Hauts-de-Seine, ville de Puteaux, décès 1910. En ligne : E_NUM_PUT_D1910.

Jean-Claude Farcy, « La répression judiciaire de la Commune de Paris : des pontons à l’amnistie (1871-1880) », en ligne : https://communards-1871.fr/

Dictionnaire Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article63590

Dernières publications sur le site