Paris, février 1864
Le 18 février 1864, Le Figaro annonce cette importante nouvelle :
Le cirque de l’Impératrice prépare une petite révolution. L’orchestre est transporté sur le côté droit…
On y lit aussi un compte rendu plein d’humour du banquet offert par les actionnaires du canal de Suez auquel assiste le prince Napoléon… Mais ce numéro ne rentrera pas dans l’histoire !
C’est la veille que paraît dans L’Opinion nationale, un journal de l’opposition à l’Empire, un manifeste signé de soixante ouvriers. Il est destiné à soutenir la candidature ouvrière, et affirmée comme telle, d’Henri Tolain, qui en est le principal rédacteur.
Ciseleur, Tolain est alors la figure la plus connue du mouvement ouvrier renaissant. Il défend un socialisme modéré, progressif. Plus tard, il désavouera la Commune de 1871. Mais cette évolution n’est pas celle de tous les signataires. Certains comme Camélinat joueront un rôle considérable pendant la Commune.
Le manifeste part d’abord d’un constat, la situation misérable du prolétariat, les salaires insuffisants pour vivre, la menace du chômage, une situation de dominé, car, même dans le cadre du suffrage universel, « nous n’avons aucun de ces moyens, la fortune, les relations, les fonctions… ». Ainsi les ouvriers « subissent fatalement la domination du capital : leurs intérêts sont subordonnés à d’autres intérêts ». Un point retient aussi l’attention, le sentiment d’une fracture culturelle :
Tout moyen de progrès qui ne peut s’étendre, se vulgariser, de manière à concourir au bien-être général, en descendant jusqu’aux dernières couches de la société, n’est point complètement démocratique, car il constitue un privilège.
Au bilan donc,
on a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 1789 tous les Français sont égaux devant la loi. Nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras (…) il nous est bien difficile de croire en cette affirmation.
Par ailleurs les signataires constatent qu’il n’y a aucun élu du prolétariat à l’Assemblée, mais massivement des propriétaires, industriels, journalistes, avocats… qui, de fait, ne formulent jamais « nos aspirations, nos désirs et nos droits ».
Que veulent donc les auteurs du Manifeste ? « La vraie démocratie » :
notre cause est celle de l’égalité, indissolublement liée à la liberté, en un mot la cause de la JUSTICE.
Mais cette égalité ne saurait être seulement politique, il faut consacrer « l’égalité sociale ». Le manifeste insiste sur les capacités politiques des ouvriers. Nul besoin pour être député d’être un illustre, au contraire,
sorties du sein des masses populaires, la signification de ces élections serait d’autant plus éclatante que les élus auraient été la veille plus obscurs et plus ignorés.
On aura garde d’ignorer la dimension morale, l’affirmation de la dignité ouvrière. Dénonçant les limites de la charité, les auteurs soulignent :
Nous ne voulons pas être des clients et des assistés :
nous voulons devenir des égaux :
nous repoussons l’aumône :
nous voulons la justice.
Ces principes se déclinent en des revendications plus concrètes. Les principales visent le code civil. Le manifeste demande le droit de grève et d’association syndicale et l’abrogation de la supériorité de la parole du maître sur le salarié. C’est alors que les ouvriers pourront constituer une force capable d’augmenter les salaires, de combattre le chômage. Le manifeste demande aussi l’instruction gratuite et obligatoire. On retrouve une trace du proudhonisme dans la défense du crédit mutuel, de « la liberté du travail ». Le manifeste dénonce la concentration du crédit dans « une autocratie financière » qui écrase le petit bourgeois comme l’ouvrier. Associations ouvrières ou individus doivent avoir la possibilité réelle de devenir leurs propres maîtres. Le manifeste se défend, aussi, de tout égalitarisme.
Ces objectifs exigent une action et une affirmation de classe. C’est le sens premier des candidatures ouvrières, mais aussi de l’organisation ouvrière. Le manifeste refuse les propositions d’une Chambre syndicale qui serait composée de patrons et d’ouvriers, sorte de prudhommie :
ce que nous demandons, c’est une Chambre exclusivement composée d’ouvriers.
Élus et militants devront agir avec « énergie et persévérance » mais aussi avec un sens pacifique. Le manifeste exprime sa défiance vis-à-vis des grèves, même s’il en souhaite la légalisation.
Le manifeste évoque enfin la question des liens avec l’opposition démocratique. Le manifeste réaffirme l’attachement des ouvriers aux revendications démocratiques (libertés les plus larges, séparation de l’Église et de l’État… ), mais estime qu’il n’est plus temps de renoncer à la cause du prolétariat.
11 septembre 1864
Salle du gymnase Gesell, 11 rue Victor Cousin
Tout près de la Sorbonne, en plein cœur du quartier des imprimeries, ils sont 400 ouvriers relieurs. On avait invité les patrons relieurs, mais ils ne paraissent pas. C’est que c’est la grève depuis bientôt trois semaines, pour la réduction de la journée de travail de 12 à 10 h, pour le salaire de 10 h payées 11 h, pour une majoration de 25% des heures supplémentaires. Le 26 août, la commission de grève publie un texte d’une rare intelligence sociale. L’augmentation des salaires est aussi un moyen de remédier à la surproduction capitaliste : « La production augmentant chaque jour par l’extension de l’emploi de machines, le riche ne suffit plus à la consommation ».
L’augmentation des heures supplémentaires est destinée « non à gagner davantage » mais à « empêcher qu’on en abuse ». La diminution des heures de travail est « nécessaire au repos du corps ; mais l’esprit et le cœur en ont surtout besoin ».
Nathalie Le Mel (qui entraîne les relieuses) et Eugène Varlin animent la commission de grève ; une grève qui bénéficie des nouvelles dispositions de la loi du 25 mai 1864 qui autorise le droit de grève avec des restrictions sévères. Mais cette loi ne fait que suivre la déferlante de grèves qui se propage en France depuis le début des années 1860. Faute de pouvoir interdire, on surveille…
La grève sera victorieuse. Petit à petit, les patrons cèdent. Un formidable capital d’expérience est accumulé. Et l’idée d’une possible collaboration patronat-salariat s’affaisse : l’avenir est aux syndicats ouvriers.
28 SEPTEMBRE 1864
Londres, Saint-Martin’s Hall
Depuis deux années, les rencontres entre syndicalistes anglais, mutuellistes français, loge des philadelphiens ou communistes allemands se sont multipliées. La situation est mûre et ce 28 septembre 1864, en un meeting public est proclamée la naissance de l’Association Internationale des Travailleurs, future Première Internationale.
Un comité provisoire est élu par l’assemblée : 21 Anglais, 10 Allemands, 9 Français, 6 Italiens, 2 Polonais, 2 Suisses. Ce comité va désigner un exécutif permanent. Deux tâches immédiates principales : créer des sections dans tous les pays, rédiger statuts et adresse inaugurale.
Un homme va s’imposer, alors, Karl Marx. Jusqu’alors plutôt méfiant devant des initiatives internationales qui lui semblaient trop floues, il a accepté de participer à l’AIT car il y a là de « véritables forces », « des gens qui représentent au moins leur classe ».
L’adresse paraît en novembre 1864. Citons-en trois phrases clés :
L’incipit : « Ouvriers, c’est un fait très remarquable que la misère des masses travailleuses n’a pas diminué de 1848 à 1864, et pourtant cette période défie toute comparaison pour le développement de l’industrie et l’extension du commerce. »
Le cœur : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. »
La fin : « Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! »
Un immense pas en avant vient de s’accomplir.
JEAN-LOUIS ROBERT