Depuis l’automne 1870, l’est algérien est agité de mouvements divers mais l’éclatement de la dissidence du bachagha Mokrani, la prise le 16 mars de la ville de Bordj Bou Arrédji et l’appel à la dissidence le même jour de la confrérie Rahmaniyya une puissante association religieuse dont les adeptes sont appelés khouān d’où le nom parfois donné aussi à la révolte, lui donne un caractère de vaste insurrection.

Mohammed-Ben-El-Hadj-Ahmed-El-Moqrani - Cheikh El Mokrani (1815-1871)
Mohammed-Ben-El-Hadj-Ahmed-El-Moqrani - Cheikh El Mokrani (1815-1871)

La coïncidence des dates avec celles de la Commune de Paris a souvent frappé, quelques journalistes ont même été jusqu’à qualifier Mokrani « de communard Kabyle ».

Au risque de décevoir les rêveurs nous dirons avec Benjamin Stora « il n’y a pas eu correspondance, c’est parce qu’il y avait deux histoires différentes, une histoire française et une histoire algérienne ».
L’agitation et la révolte précèdent le 16 mars, nous en trouvons trace par exemple dans la presse en France sous forme d’entrefilets.

Courrier du Centre - Limoges 10 mars 1871
Courrier du Centre - Limoges 10 mars 1871

Les allusions sont rares dans les premiers jours qui suivent le 16 mars début de la généralisation de l’insurrection dans l’est algérien, pour des raisons de délai de transmission et, surtout, la situation à Paris accapare l’attention.

Si les formes, le substrat social et politique sont différents, il y a certes la concordance des temps et des facteurs communs : la déroute de l'empire et de ses militaires, la république bourgeoise dans ses méthodes et son organisation.

L'Électeur du Finistère du 21 mars 1871
L'Électeur du Finistère du 21 mars 1871

Sur le fond c’est différent, d’un côté de la Méditerranée la confrontation d'une société précapitaliste à une société capitaliste et à son pouvoir de l’autre côté l’affrontement violent au sein de cette même société capitaliste entre les exploiteurs et leur pouvoir républicain conservateur et les exploités qui aspirent à une république sociale et démocratique.

Pour Bernard Droz

le soulèvement de 1870...procède d'une somme de mécontentements perceptibles dès avant la guerre franco-prussienne. Les uns concernent l'aristocratie guerrière qui voit son influence segmentée et ses pouvoirs diminués par les autorités françaises. Tel est le cas de Mohammed el-Mokrani...les autres agitent les masses musulmanes inquiètes de l'avènement d'un régime civil...qui signifie la domination accrue des colons...

(Bernard Droz, article Insurrection de 1871: la révolte de Mokrani, ds. L'Algérie et la France, dictionnaire coordonné par Jeannine Verdès-Leroux, R.Laffont 2009, p.474).

Carte de l'Algérie du livre de Louis Rinn - Histoire de l'insurrection de 1871 en Algérie, 1891, Alger
Carte de l'Algérie du livre de Louis Rinn - Histoire de l'insurrection de 1871 en Algérie, 1891, Alger

Téléchargeable sur  http://www.algerie-ancienne.com/index.htm

Louis Rinn dans son Histoire de l’insurrection de 1871 parue à Alger en 1891 note en fait ce qui relie les deux événements la déroute de la France en 1870 et la mise en place d’une république bourgeoise qui met fin à une forme néo-ottomane de gouvernement mis en place par l’empire à partir de 1863.

Il note que les

chefs, s’inquiétaient aussi, ...,des déclamations ineptes et violentes que répétaient dans les cafés maures les prolétaires arabes ou kabyles, après les avoir entendu débiter, sur les chantiers européens ou dans les rues des villes françaises, par des fous, des exaltés ou des vagabonds de « l’armée roulante.

Autre remarque éclairante :

Ainsi, à côté des ligues des seigneurs se formaient des ligues de paysans et de prolétaires, et ces dernières n’étaient pas moins inquiétantes pour le principe même de notre action gouvernementale. Certains caïd (1) ... se sentant directement menacés par des chertya (2) , n’hésitèrent pas plus tard à reconquérir la direction de leurs tribus en les entraînant à la guerre contre nous.

Attaque de Bordj Bou Arreridj par les hommes du cheikh El Mocrani - Gravure de Léon Morel-Fatio
Attaque de Bordj Bou Arreridj par les hommes du cheikh El Mocrani - Gravure de Léon Morel-Fatio

On empruntera à Stora cette conclusion :

La question de la répression est également un lien solide entre les deux événements... les paysans de Kabylie... payèrent l’impôt de guerre de la France, 40  millions de francs-or , un demi-million d’hectares séquestré, lesquelles terres furent données aux Alsaciens-Lorrains écrasés par les Allemands . L’année 1871 fut une période cruciale dans la recomposition des forces culturelles et sociales tant en France qu’en Algérie. En France, il y eut la naissance d’une république qui se méfiait des classes laborieuses et en Algérie ce fut l’installation de l’Algérie française qui refusa la citoyenneté aux classes laborieuses. 1871 est un marqueur historique évident du passage d’un monde à un autre. Un monde nouveau où l’assimilation culturelle ne s’était pas traduite en citoyenneté politique.

 

 

Notes

(1) Vielle fonction de l'administration ottomane, occupée par des familles riches, reprise par l’administration impériale, puis coloniale sous différentes formes.
(2) Assemblées qui incarnaient une sorte de pouvoir populaire chargé de « surveiller les caïds »

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