1- Première approche avant la Commune

Cet article est le premier volet d’une mise en perspective des rôles respectifs de la province et de Paris dans les mouvements de protestation et les révolutions du XIXe siècle, jusqu’à la Commune. La seconde partie, incluant la Commune, sera publiée dans un prochain numéro.

Monument en mémoire des Républicains insurgés, 1851, Les Mées, Alpes de Haute-Provence. Presse locale
Monument en mémoire des Républicains insurgés, 1851, Les Mées, Alpes de Haute-Provence. Presse locale

Tout bouleversement historique est inséré dans un temps long qui l’annonce ou le prolonge. Si la capitale a un rôle majeur dans l’histoire nationale, la province n’en est pas absente : les provinces devrions-nous dire, aux particularités bien différentes, maintenant leurs entités bien qu’intégrées dans l’État centralisé.

 

La province dans l’histoire nationale

Dès 1789, c’est du Club breton que naît le Club des jacobins, avec ses filiales, d’où sort la bourgeoisie révolutionnaire devenant nationale : 72% des Parisiens sont d’origine provinciale, les révolutions suivant souvent les migrations. La Révolution de 1830 s’ancre régionalement dans des banquets et dans l’agitation des facultés : la Révolution trahie, le déséquilibre entre Paris et la Province s’amplifie. Après les protestations fiscales des vignerons, ce sont, en 1831 et 1834, les révoltes des canuts lyonnais, acte de naissance du socialisme ouvrier. Les secousses républicaines suivent à Paris avec les grèves de 1840.

En province rurale, c’est l’été rouge de 1841, dans le sud du Massif Central, avec paysans et ouvriers, alors que le développement du chemin de fer renforce la centralisation. En 1846-1847, des troubles frumentaires touchent le Berry : les prévenus sont à 62% des bûcherons ou des journaliers. La violente répression explique la passivité future des ruraux avec un parti de l’ordre contrôlant les campagnes.

Si la chute de Louis-Philippe, en février 1848, résulte de l’insurrection de la capitale, dans certaines villes des réactions ont lieu contre la propriété. Le gouvernement ayant décidé de lever un impôt de 45 centimes, le monde rural accuse Paris de tyrannie, cause de la défection d’une bonne partie de la paysannerie. L’écrasement, en juin 1848, du soulèvement des ouvriers parisiens — aux trois quarts d’origine provinciale —, bien isolés, entraîne la cassure entre les « blouses » et la bourgeoise libérale. Aussi, l’élection présidentielle de décembre 1848 est-elle favorable à Louis-Napoléon Bonaparte, qui se pose en défenseur des intérêts ruraux. Cependant, l’élection à l’Assemblée législative de 1849 donne plus de 34% aux bourgeois démocrates ou aux ouvriers socialistes, reflet d’un socialisme rural dans les Basses-Alpes, le Var, le Cher, l’Allier, la Nièvre. Lors du coup d’État du 2 décembre 1851, ce sont les républicains de ces espaces provinciaux qui se lèvent dans le Midi, la Drôme, l’Ardèche, le Var, le Loiret, les Alpes : les insurgés sont, entre autres, ouvriers, artisans, mais aussi paysans. Ce républicanisme radical, refoulé après juin 1848, est provincial, prenant en 1851 toute son identité : la défense de la constitution bafouée et le respect de la légalité, clé pour comprendrev les attitudes sous la Commune.

À la veille de la guerre de 1870, à Paris, est concentré un monde ouvrier d’origine provinciale (58%), se politisant autour des libertés communales et d’une forte revendication ouvrière. En province, la lutte porte avant tout sur des revendications matérielles dans les centres miniers comme Le Creusot, avec des grèves durement réprimées ; l’enrôlement dans la Garde mobile provoque des émeutes à Toulouse, ou à Saint-Flour. Autant d’actions provinciales qui participent à l’impopularité de l’Empire, en appelant à la République. Deux moments électoraux sont significatifs pour l’idée républicaine : les élections législatives de 1869, avec le succès d’élus républicains à Paris et dans plusieurs villes ; et le plébiscite impérial du 8 mai 1870 avec le « non » de Paris, et à l’inverse de leurs arrondissements, celui des grandes, mais aussi moyennes villes de province. L’Empire s’écroule de manière éclair, avec une guerre dynastique perdue entraînant, dans le brûlant Paris, la proclamation — non entérinée — de la République, le 4 septembre 1870.

 

La province en mouvement au 4 septembre 1870

La province a l’antériorité de puissants mouvements à partir du 4 septembre. Les grandes villes du sud sont déjà au premier plan : dès le mois de juillet 1870, tant à Lyon qu’à Marseille, où un comité révolutionnaire occupe la mairie en août avec l’idée de renverser l’Empire, ce dès avant l’action blanquiste à Paris. L’opposition à la guerre impériale est très marquée, les élections municipales d’août installant certains conseillers de tendance républicaine dans de nombreuses localités.

Des insurgés fusillés sur place, Clamecy, Nièvre, 1851. anonyme
Des insurgés fusillés sur place, Clamecy, Nièvre, 1851. anonyme

Tout s’accélère à partir du 4 septembre : à Lyon comme à Marseille, la République est proclamée avant Paris, avec un Comité de Salut public et le drapeau rouge flottant sur les hôtels de ville. C’est tout le sud du pays rural qui bouge durant l’automne 1870, la situation militaire réveillant les aspirations à une autonomie plus forte. Reprenant une tentative de 1850, la création de ligues, associant villes et espace rural, va répondre à ce besoin de liberté d’action pour défendre le pays, sur la base d’un fédéralisme provincial républicain : la Ligue du Midi, avec Lyon et Marseille, s’étirant jusqu’à la Haute-Loire sur 15 départements ; la Ligue du Sud-Ouest, remontant jusqu’à la Dordogne, et une esquisse de Ligue de l’Est, autour de Besançon. Le rôle de l’AIT (Association Internationale des Travailleurs) et de la presse est important. Le courant anarchiste, autour de Bakounine, qui espère un basculement révolutionnaire, crée un Comité central du Salut de la France et une Fédération révolutionnaire des communes, celle-ci alliant révolution sociale et fédéralisme communal. Les Républicains avancés sont très présents au sein des municipalités, dans une période de radicalisme régional qui recueille une audience populaire. Cependant la composition hétérogène des directions municipales, résultant de compromis, empêche les velléités révolutionnaires.

Dans ce contexte, si les premières tentatives de Commune à Lyon, le 28 septembre, et à Marseille, les 1er et 2 novembre, échouent, la force des journées marseillaises est supérieure au 31 octobre parisien, en échec lui-aussi. L’idée initiale des ligues ne relève pas du séparatisme : elles entendent soutenir la jeune République si fragile et accentuer l’indépendance communale. La Ligue du Midi porte des projets révolutionnaires dans l’esprit des orientations de la Commune de Paris, mais le mouvement provincial reste éloigné des revendications ouvrières urbaines, qui ne touchent pas les ruraux. Cette mobilisation provinciale se retrouve dans l’agitation de grandes villes (Bordeaux, Nantes) et de villes moyennes comme Tours, Vierzon, Limoges, Carcassonne, Mâcon, Rouen, en Ariège, dans le Vaucluse et dans le Nord : dans l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, les autorités évoquent le désordre moral des villes du Centre et du Midi. Lors de la nomination des commissions municipales provisoires à l’automne 1870, les élus ruraux de sentiment libéral, écartés, sont rappelés orientant la ligne du conseil avec un sujet comme l’instruction publique, chère à la Commune de Paris.

Émeute des canuts à Lyon le 22 novembre 1831
Émeute des canuts à Lyon le 22 novembre 1831

Face à cette province en mouvement, le Paris ouvrier et révolutionnaire se retrouve piégé : en état de siège avec l’ennemi prussien, sous l’emprise d’un gouvernement de défense nationale défaitiste, le patriotisme exacerbé écartant les autres préoccupations ; l’Affiche rouge, placardée à Paris le 7 janvier 1871, exige la Commune. Si la signature de l’armistice, fin janvier 1871, déclenche des manifestations à Bordeaux, siège de l’Assemblée nationale, l’agitation provinciale baisse en intensité après des mois d’action. Surtout l’élection d’une Assemblée nationale, le 8 février, dans des conditions de vote antidémocratiques — le pays est en partie occupé —, qui amène une large majorité monarchiste, va inciter les élites libérales provinciales au respect de la légalité. Tandis que Paris se prépare à l’affrontement avec Versailles, la province des villes et des villages, qui a beaucoup donné, se trouve très marquée et essoufflée. Une nouvelle ère de la relation Paris-Province s’ouvre : à côté du Paris ouvrier et politisé, le républicanisme radical provincial, ancré dans un univers rural et dans une légalité locale, suffira-t-il pour suivre l’exemple révolutionnaire de la capitale qui dépasse, dans ses contenus, son horizon ?

 

2- Le temps de la Commune

À la veille de l’insurrection parisienne du 18 mars, le mouvement de défense nationale a politisé le radicalisme provincial. Mais alors que Paris débute une révolution à portée sociale, le printemps 1871 est pour la province une seconde étape, celle de conforter les libertés municipales et d’affirmer la République.

Proclamation de la « Commune centrale de l’arrondissement de Narbonne », 30 mars 1871, signée de son « chef provisoire », Émile Dijeon.
Proclamation de la « Commune centrale de l’arrondissement de Narbonne », 30 mars 1871, signée de son « chef provisoire », Émile Dijeon.

 

L’attitude de la province urbaine

Dès le 22 mars, des délégations provinciales arrivent à Paris pour connaître la nature de la révolution parisienne. Entre quatre et huit jours après le 18 mars, la Commune est proclamée dans six villes — Lyon, Marseille, Le Creusot, Saint-Etienne, Toulouse, Narbonne —, malgré l’essoufflement, la désinformation versaillaise et l’incertitude sur ce que veut faire Paris. La courte durée de ces Communes urbaines, et de celle de Limoges, s’explique par le rapport de force avec les leviers de l’armée et de la justice des autorités locales, contrairement à Paris qui avait eu les mains libres.

L’hétérogénéité des conseils municipaux est aussi un frein, tandis que le courant radical flotte entre socialisme dominant au Creusot, esprit anarchisant à Lyon, radicalisme politique à Marseille et que la classe ouvrière des villes n’a ni la multitude parisienne, ni sa politisation. L’émancipation de la tutelle de Paris privilégie le lien entre départements, le soulèvement de Lyon et de Toulouse entraînant ceux de Saint-Etienne et de Narbonne, où on fait appel aux travailleurs pour se répandre en campagne. L’échec des Communes urbaines résulte de l’imbrication de ces éléments et du climat de confusion : la répression y est violente, particulièrement à Marseille avec 150 morts. Le rôle des émissaires officiels parisiens traduit le décalage entre la capitale et la province. Ainsi à Marseille, avec l’arrivée de Landeck, May et Amouroux qui, brusquant les événements sans tenir compte de la situation locale, se heurtent à l’avocat Gaston Crémieux. Il sera fusillé au Pharo, le 30 novembre 1871, par les autorités.

 

Réalités de l’attitude de la province semi-urbaine et rurale

Si les émotions de la province rurale n’ont pas de résultat concret, c’est que les degrés de politisation sont très différents et que les campagnes ne sont pas un bloc homogène : depuis 1849, l’emprise étatique est forte et la mémoire de la répression est vive, donnant sens à l’attentisme de contrées. Pourtant, dès après le 18 mars, des faits favorables à la Commune de Paris sont avérés : manifestations en sa faveur (à Vierzon, Grenoble, Sarlat, Manosque, Tarbes, dans l’Allier), essais de proclamation de Communes (à Chalon, Auch, Perpignan, Mazamet, Le Havre).

Le 20 mars, les conseils municipaux sont poussés par les préfets à émettre une adresse de soutien à Versailles. Les particularités de ces adresses atténuent l’apparence d’unanimité : émises très souvent sans séance municipale et reprenant les télégrammes de Versailles, avec des chefs-lieux et sous-préfectures qui ne les votent pas, comme Châteauroux et Issoudun en Indre. L’opinion provinciale n’est pas indifférente à ce qui se passe : les « Vive Paris ! Vive la Commune ! » témoignent du soutien à cette capitale résistant à deux sièges. Relayant les Communes urbaines, la province et une grande ville sans Commune, Bordeaux, bougent jusqu’à fin avril. Des adresses nouvelles surgissent : pétitions d’habitants et adresses de journaux républicains actifs, demandant une transaction entre Versailles et Paris, avec libertés communales et République. Les mouvements s’amplifient : constitution de comités républicains (Mâcon, Melun, Le Havre…) ; manifestations en gare pour empêcher le départ de troupes (Vierzon, Boulogne, Périgueux, Grenoble, Foix) et de soutien autour du drapeau rouge (Sarlat, Castres, Montluçon, en Côte d’Or), avec des tentatives pour fédérer les villages, comme dans la Nièvre et en Haute-Normandie ; essais de Communes (Auxerre, Annecy, Bayonne, Voiron, Cosne), et même idée d’aller à Paris (Rouen, avec le rôle central de l’AIT). L’appel lancé par les préfets pour l’envoi de volontaires afin de combattre Paris reste sans suite, une situation différente de juin 1848, où la Garde mobile avait tiré sur les ouvriers. L’attitude de cette province semi-urbaine et rurale est bien à nuancer dans ce printemps 1871, avec sa participation effective au soutien à la Commune, car synonyme de République et de droits.

 

De l’élection municipale du 30 avril à la conciliation

La loi municipale du 14 avril donne aux communes le pouvoir d’élire leurs maires, sauf dans les villes de plus de 20 000 habitants, dans les chefs-lieux de départements et d’arrondissements, Paris n’ayant toujours pas de conseil élu. La province vote pour assurer deux exigences : des municipalités autonomes et l’affermissement de la République. C’est le courant républicain qui l’emporte dans nombre de villes et villages, avec une minorité radicale, déjà présente dans les conseils, au côté de modérés influents.

La journée du 30 avril est marquée par de l’agitation (plantation d’arbres de la Liberté), des projets de proclamation de Communes (Agen, Nice, Carpentras) : à Lyon, après une nouvelle émeute, le maire, élu illégalement, n’est pas démis. Le climat du pays soutenant l’orientation républicaine donne crédibilité à ces municipalités optant pour une conciliation entre Versailles et Paris afin d’assurer la paix civile. Dans le pays, l’agitation se poursuit : dans la Nièvre, dans le Loiret, à Saint-Amand-Montrond (Cher), à Sens, au Creusot, à Romans, à Montereau, dans l’Yonne, dans le Var, avec une émeute paysanne dans la Sarthe et un début de Commune au Mans.

Le 25 avril, à Bordeaux, un comité provisoire convoque un congrès de la Ligue des villes républicaines, que Thiers interdit. Le 16 mai, Lyon accueille 70 délégués municipaux de 16 départements du sud et de l’est, apportant à Versailles leur résolution politique : la dissolution des assemblées versaillaise et communale, des élections municipales à Paris et l’élection d’une Constituante ; dans les signatures, celles du maire modéré de Lyon et des radicaux. Le 19 mai, se réunissent à Nevers des maires des principales villes et des congrès particuliers sont annoncés, ceux des francs-maçons, à Chartres et des journalistes radicaux, à Moulins. Mais l’intransigeance de Thiers et la « légalité » versaillaise sont deux obstacles majeurs. De son côté, Paris, de mars à avril, lance des appels pour expliquer sa révolution.

Appel d'André Léo. Il est paru dans La Commune le 10 avril 1871, a été repris dans La Sociale du 3 mai 1871  - Appel aux travailleurs des campagnes
Appel d'André Léo. Il est paru dans La Commune le 10 avril 1871, a été repris dans La Sociale du 3 mai 1871  - Appel aux travailleurs des campagnes

Le 10 avril, André Léo publie dans La Commune son Appel aux travailleurs des campagnes, qui se distingue en visant la paysannerie :

« Frère, on te trompe. Nos intérêts sont les mêmes… La terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous. ».

Il est réellement envoyé en Province, le journal La Tribune nivernaise} étant suspendu pour l’avoir inséré. Le manque d’intérêt de la Commune pour les campagnes est confirmé par la quasi absence d’émissaires officiels en pays rural : la défiance des responsables parisiens vis-à-vis de la paysannerie, car elle vote mal, est générale. Seuls les journaux radicaux portent ses revendications. Dans l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, les revenants au pays, considérés comme émissaires, sont pour la plupart emprisonnés. L’identité de l’immense majorité d’entre eux démontre leur disparité et une démarche très personnelle, alors que Paule Minck, militante politique, décide de se rendre d’elle-même en province pour « révolutionner les campagnes ».

 

La province et Paris : une histoire commune discordante

Au travers de ces deux approches très synthétisées, les décalages entre la province et Paris transparaissent : un rythme différencié des événements, une évolution contrastée du monde du travail, une vision déphasée des finalités. La « République sociale », sans horizon encore précis, ne parle pas à la campagne et ne sensibilise pas les radicaux politiques de province.

Cependant, à la lumière des agitations provinciales bien réelles, du refus d’un suivisme aveugle, du mouvement conciliateur qui réclame les mêmes droits pour Paris, la province n’est pas contre Paris au printemps 1871 : la volonté partagée, et avec réussite, d’installer définitivement la République, sans regard sur ce qu’elle fut, en est une première preuve tangible.

JEAN ANNEQUIN

 

Sources principales

Jeanne Gaillard, Communes de province, Commune de Paris. 1870-1871, Flammarion, 1971.

Jocelyne George, Paris Province, de la Révolution à la mondialisation, Fayard, 1998.

Jeloubovskaïa, La Commune de Paris. 1871, Editions du Progrès, 1971.

Jacques Rougerie, La province en 1871, chronologie, texte, documents du site http://www.commune-rougerie.fr/index.cfm

Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Zones, 2016.

Ouvrages spécifiques sur les Communes provinciales

Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Paris, 1872 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1111513.image:/12148/bpt6k1111513.image

Le Journal Officiel de la Commune de Paris

Ami.e.s de la Commune, La Commune (1977), Les Communes de province (1997 et 2001)

Conférences, l’Îndre dans la Commune de Paris, comité du Berry 2016/2018

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