Le printemps 1871, à la Villette, était porteur d’espoirs comme ail­leurs dans l’Est parisien. Prompts à se soulever un an plus tôt lors du plébiscite, puis le 31 octobre 1870 à l’appel de Charles Delescluze et la tentative de proclamation de la Commune, les habitants de ce quartier populaire avaient l’habi­tude de se réunir à la salle de la Marseillaise. Ils purent y entendre les interventions de Rochefort, de Flourens, de Paule Minck et de bien d’autres orateurs dont les noms sont tombés dans l’oubli.

Parc d'artillerie des Buttes-Chaumont.18 mars 1871 - photographie Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis
Parc d'artillerie des Buttes-Chaumont.18 mars 1871 - photographie Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis

Cette salle de la Marseillaise était située au 51-53 de la rue de Flandre, dans le XIXe arrondis­sement (1). Elle pouvait accueillir plusieurs milliers de personnes. Ce fut le centre névralgique pour les délégués de la Commune du XIXe, c’est en ces lieux que se réunissait, pendant la Commune, le club de la Marseillaise mais aussi le Comité de vigilance du XIXe.

Le correspondant du Times (2) écrit les abords et la salle de la Marseillaise. Entrons avec lui :

[...] Je passe trois immenses barricades coupant la rue de Flandre, et j’arrive à la Villette, qu’on dit la sou­pape de sûreté du Paris-rouge foncé. Les rues étaient sombres, sales et désertes, et ce n’est pas sans difficulté que j’ai découvert le local, objet de mes recherches. C’était le sous-sol d’une grange avec un plafond aux poutres saillantes, des débris de paille et de cordes jonchant le parquet, des lampes de pétrole répandant une clarté douteuse. Le public se composait d’un grand nombre de femmes, assises sur des bancs, de groupes d’hommes en blouse s’appuyant contre le mur, approuvant ou désapprouvant nonchalamment l‘orateur. […] À l’un des bouts de la salle on aper­cevait une estrade, une tribune et un groupe d’in­dividus se disposant à parler dans la soirée.

C’est à cet endroit que se déroula l’élection de Victor Bénot (3) comme commandant du 230e   bataillon de la Garde nationale. C’est encore là qu’étaient entreposés une trentaine de canons de différents calibres, dont quatre furent installés dans la barricade érigée le 18 mars, lorsque le 135e régiment de ligne monta aux Buttes-Chaumont pour récupérer les 52 canons et obusiers sur l’ordre du gouvernement d’Adolphe Thiers, comme à Montmartre.

On battit le rappel et la générale, et tous les hommes de la Garde nationale firent face à l’ar­mée régulière, encouragés par les femmes du quartier. Ils capturèrent les gendarmes qui gar­daient les canons, les désarmèrent et les relâchè­rent après les avoir menés à la Marseillaise. Quant aux lignards du 135e régiment, suivis pas à pas par les hommes du 164e bataillon de la Garde nationale et face à 2000 hommes qui ont frater­nisé, ils abandonnèrent et se retirèrent. (4)

Les canons furent sauvés, d’autres furent entre­posés dans le jardin de l’église, au grand dam de l’abbé Cambier, ancien aumônier vétéran de la campagne d’Italie de 1859 (5). Face aux tensions et menaces diverses, celui-ci put fuir à Pantin, déguisé en marchand de bestiaux. L’un des vicaires, polonais, le père Thadée Dutkowski, fut autorisé à rester et à poursuivre le culte (6) jusqu’au 23 mai 1871 (7). Cette église, c’est St-Jacques-St-Christophe, située aujourd’hui place de Bitche, et à l’époque place de l’Église. C’est dans et autour de celle-ci que les derniers combats de la Villette se déroulèrent le 27 mai 1871.

Mais revenons au début de notre histoire.

Barricade de la rue de Flandre (Salle de la Marseillaise), 18 mars 1871 (CCO Paris Musées / Musée Carnavalet)
Barricade de la rue de Flandre (Salle de la Marseillaise), 18 mars 1871 (CCO Paris Musées / Musée Carnavalet)

Le 18 mars, une barricade est érigée à proximité de la salle de la Marseillaise (8). Une photographie conservée au musée Carnavalet en atteste le sou­venir. Peut-être le cliché a-t-il été pris par Bruno Braquehais ? Chaque passant devait y déposer un pavé.

Cette barricade, comme celles qui seront fixées le même jour sur les plaques de verre des photo­graphes, nous montre des gardes nationaux et quelques civils : c’est une mise en scène pour la postérité. Le temps de pose ne permettait pas de prise de vue instantanée, le photographe deman­dait à chacun de ne pas bouger, gare à ceux qui oubliaient la consigne : ils disparaissaient lors du développement ou dans le meilleur des cas, deve­naient flous. On remarque sur les côtés de nom­breux civils, des enfants, quelques femmes. Deux officiers ont tiré le sabre du fourreau, un homme tient un drapeau (rouge probablement) et une baïonnette, un autre en arrière tient un clairon. Les quatre canons sont de calibres différents comme on peut le remarquer à leur diamètre : 12 cm (ou 120 mm) et 16 cm (ou 160 mm).

L’enseigne que l’on peut lire sur la façade du bâtiment à droite permet de situer exactement l’emplacement de cette barricade et son orienta­tion : le magasin de nouveautés Aux mystères de Paris était au 47 de la rue de Flandre (9). Donc la droite de la photo est le côté impair de la rue de Flandre, le même côté que celui de la salle de la Marseillaise, située quant à elle au 51.

Plan de Paris avec indication exacte des maisons et monuments incendiées [sic], des batteries et barricades construites en mai 1871, A. Carcireux, Gallica-BNF - Quartiers de la Villette et des Buttes-Chaumont
Plan de Paris avec indication exacte des maisons et monuments incendiées [sic], des batteries et barricades construites en mai 1871, A. Carcireux, Gallica-BNF - Quartiers de la Villette et des Buttes-Chaumont

Cette barricade est orientée face au pont du chemin de fer de Ceinture et à la porte de la Villette. En regardant la photographie, l’entrée de la salle de la Marseillaise est derrière soi, proba­blement là où le photographe avait installé sa chambre à hauteur de l’entrée de la salle. L’emplacement de cette barricade ne figure plus sur les plans de Carcireux (10) et Orscher (11), qui situent celles présentes lors de la Semaine san­glante. Elle a donc été déplacée soit vers la place de la Rotonde, soit vers le carrefour avec la rue de Crimée.

Après l’épisode des canons, c’est celui des élec­tions des délégués à la Commune qui va occuper le quotidien des citoyens et citoyennes. Les citoyens du XIXe vont devoir élire six conseillers de l’arrondissement (12). Certains d’entre eux, élus dans plusieurs arrondissements se désisteront (13), mais il y aura bien six conseillers élus (14). Le délé­gué à la mairie des Buttes-Chaumont sera le citoyen Passedouet, et son adjoint le citoyen Ostyn dont on relève la signature au bas de cer­tains actes d’état-civil bâtonnés.

Début avril, ce sont les combats qui se dérou­lent dans la banlieue ouest qui agitent les épouses, les mères, les fiancées et les enfants. Des gardes nationaux sont de retour, ils racontent ce qu’ils ont vécu du côté de Bois-Colombes, ils ont fui face à la rudesse des combats. Nombre d’entre eux sont blessés (15).

Après six mois de fermeture, le Parc des Buttes-Chaumont, vidé « des fûts de pétrole et d’huile minérale », est de nouveau ouvert au public. « Le jardin et les promenades [...] sont placées sous la sauvegarde du peuple » (16).

À la mi-avril, la mairie ouvre un bureau pour recevoir les dons et les prêts en nature néces­saires à l’installation d’ambulances municipales (17). L’une d’elles sera installée dans les locaux de l’école tenue par les Sœurs de la Charité, au 87 de la rue d’Allemagne (actuel gymnase Jean-Jaurès), l’autre dans la pharmacie d’Henri Thomas au 25 de la rue de Flandre.

Des annonces, publiées régulièrement dans la presse, rappellent que les enrôlements sont reçus à la salle de la Marseillaise, ou encore au 18 rue de l’Ourcq (carrefour avec la rue de Cambrai) (18).

Le 26 avril 1871, le Comité de vigilance du XIXe demande à la Commune de mettre en place un Comité de Salut Public (19). Cela provoquera une scission au sein du Comité central qui siège à l’Hôtel de Ville. Plusieurs délégués refusent l’au­torité d’un tel comité : parmi eux Louis Rossel, délégué à la guerre, François Jourde, délégué aux finances…

La Villette - église Saint-Jacques et Saint-Christophe - Dessin de Léon Leymonnerye 1860 (CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris)
La Villette - église Saint-Jacques et Saint-Christophe - Dessin de Léon Leymonnerye 1860 (CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris)

Le même jour le Comité de vigilance annonce, par voie d’affiche, que des réunions se tiendront désormais également à « la ci-devant église de la Villette » (20). Ce sera l’occasion de créer un second club révolutionnaire, qui prendra le nom de club Christophe et qui tiendra ses réunions après les offices, jusqu’au 22 mai 1871.

À la fin avril, on ramène treize corps qui sont déposés dans l’église et la mairie (21), avant d’être inhumés dans la « tranchée gratuite du cimetière de l’Est », autrement dit la fosse commune du Père-Lachaise. Certains de ces treize combattants n’auront pas la chance que leur acte de décès soit rétabli. Voir dans document les prénom et nom de chacun de ces treize fédérés (22).

Un membre de la Commune, un représentant de la municipalité et deux commandants de la Garde nationale prononcèrent quelques mots. La nom­breuse assistance se sépara aux cris de :

Vive la République démocratique et sociale.

Début mai, la tension monte, on se prépare à un prochain affrontement. Les orateurs de la salle de la Marseillaise réclament une levée en masse (23). L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés tient une réunion rue d’Allemagne (actuelle avenue Jean Jaurès) (24).

À la Porte Maillot, la batterie de la Marseillaise a trois blessés (25) : les citoyens Huyard, Prost (capi­taine) et François Hachette. Ce dernier meurt de ses blessures (26).

Le 22 mai c’est le début de la Semaine sanglante. L’église est transformée en dépôt de munitions et de pétrole (27).

La Villette - La rotonde après les combats de mai 1871
La Villette - La rotonde après les combats de mai 1871

Le 23 mai 1871, la barricade de la rue Riquet résiste, mais deux femmes y sont tuées : Anne Rousseau, 26 ans, cantinière au 197e bataillon de la Garde nationale, et Adolphine Moland (épouse Defrance) âgée de 20 ans (28).

Les versaillais sont contenus à la barricade de la Rotonde, mais ils arrivent à enlever la barricade de la rue de Flandre. Les premiers incendies sont allumés : les entrepôts à proximité de la Rotonde sont les pre­miers à brûler dans le quartier. Les marchandises entreposées attisent les flammes qui sont visibles jusqu’à Versailles !

Tous les bâtiments longeant les rives du bassin de la Villette brûlent. L’église est le dernier bastion. Les Fédérés installés dans le campanile ont une vue imprenable sur les rues de Joinville et Jomard qu’ils tiennent sous leur feu. Le pont du canal de l’Ourcq (différent de l’actuel pont levant, qui sera installé dix ans plus tard) est endommagé, mais ne brûle pas.

Le 25 mai, on relève cinq victimes aux barri­cades de la place du Maroc, de la rue d’Allemagne et de la rue de Flandre, ainsi qu’à l’ambulance du 87 de la rue d’Allemagne (29).

Le 26 mai, sept victimes aux abattoirs, et rue de Flandre à différents carrefours (30).

Le 27 mai 1871, on dénombre six tués, dont deux rue de Cambrai, près des entrepôts, et deux autres près des abattoirs (31).

Une colonne d’éclaireurs conduite par le lieute­nant Muller, remonte la rue de Joinville et par­vient à pénétrer par une porte à l’arrière de l’église et dans le campanile. Aucun Fédéré ne survivra. À l’extérieur, deux hommes sont fusillés sur le parvis : ils transportaient des bouteilles incendiaires. Un troisième est capturé, mais il se démène tellement que les soldats le fusillent aussi (32).

Henri Hergot, un habitant du quartier réquisi­tionné pour guider les troupes versaillaises (33), est abattu sur la place de l’église par les Fédérés, qui ont réussi à franchir le canal pour poursuivre le combat en se retirant vers les Buttes-Chaumont.

Barricade du Boulevard Puebla, hauteurs de Ménilmontant 18 Mars 1871. (CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris)
Barricade du Boulevard Puebla, hauteurs de Ménilmontant 18 Mars 1871. (CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris)

Le lendemain, 28 mai 1871, des habitants du quartier tombent aux Buttes-Chaumont et sur les barricades alentour, dont celle de la rue de Puebla (actuelle avenue Simon-Bolivar) où sont massacrés 60 communards (34) parmi lesquels Louis Anouilh, Gaspard et Félix Joyes (père et fils) et Alfred Leroy (35).

Comme ailleurs, la Commune a vécu à la Villette.

 

CHRISTOPHE LAGRANGE

Document

Nom des treize fédérés déposés dans l’église de la Villette et la mairie, avant d’être inhumés dans la « tranchée gratuite du cimetière de l’Est », autrement dit la fosse commune du Père-Lachaise

Pierre Balandier, bijoutier 41 ans, décédé des suites de ses blessures à la Pitié ; Jean Alphonse Borel, 42 ans, dont la veuve, Sophie Grigoin, formula une requête afin que le décès de son époux fût transcrit dans les registres d’état-civil. Elle obtint gain de cause et le jugement du 5 mars 1872 fut transcrit le 22 avril 1872 et fixa le décès à la date du 21 avril 1871. L’acte original avait été dressé le 24 avril 1871 et précisait que Jean Borel était décédé à l’ambulance du Luxembourg, le 22 avril 1871, et son corps ramené au caveau de l’église de La Villette. Émile Boutmy, journalier, 59 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Émile Julien Courtin, 32 ans, peintre en bâtiment ; Albert Gabriel Doyen, serrurier, 43 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Jacques Nicolas Gonnin, peintre, 52 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Jean Knébel, chaudronnier, 23 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly, acte non rétabli ; Charles Honoré Lerat, bimbelotier, 41 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Aimé Louis Marie Michel Riant, moulurier, 34 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Armand Royer, corroyeur, 27 ans, dé-cédé le 22 avril 1871 à Neuilly, acte non rétabli ; Nicolas Louis Schmitz, ébéniste, 27 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly ; Jean Baptiste Valentin, journalier, 43 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly, acte non rétabli ; Antoine Vayolle, chiffonnier, 60 ans, décédé le 22 avril 1871 à Neuilly, acte non rétabli.

 

Notes

(1) Rapport du commissaire Boursaud au préfet de police cité dans Le XIX e siècle du 25 novembre 1871.

(2) Le Temps du 27 avril 1871.

(3) Garçon boucher, il demeurait 149 rue de Flandre. Colonel du régi­ment de Jules Bergeret, condamné à mort pour l’incendie des Tuileries et de la bibliothèque du Louvre, un des trois derniers fusil­lés le 22 janvier 1873 au plateau de Satory à Versailles. Voir « Victor Bénot, boucher, colonel, incendiaire, deux fois condamné à mort », La Commune, 2021-4, n° 88, p. 6-7.

(4) Le Français du 20 mars 1871.

(5) Le Figaro du 14 septembre 1872.

(6) Ibidem.

(7) Mention de la fermeture de l’église entre les 23 et 30 mai 1871 inclus, relevée sur les registres de sépultures de l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe.

(8) La France Nouvelle du 20 mars 1871.

(9) Annuaire almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’ad­ministration – Gallica-BNF.

(10) Plan de Paris avec indication exacte des maisons et monuments incendiées [sic], des batteries et barri­cades construites en mai 1871, A. Carcireux, Gallica-BNF.

(11) Vue générale de Paris indiquant l’emplacement exact des barricades et les incendies pendant les derniers jours de la Commune, Orscher, 1871, Gallica-BNF.

(12) Le Soir du 27 mars 1871.

(13) À l’exemple du citoyen Cournet, voir L’Avenir national du 1er avril 1871.

(14) La France nouvelle du 29 mars 1871.

(15) La Patrie du 5 avril 1871.

(16) La Gazette nationale / Le Moniteur universel du 2 avril 1871.

(17) La Commune du 12 avril 1871.

(18) La Sociale du 17 avril 1871, 3 mai 1871 ; Le Cri du Peuple du 7 mai 1871.

(19) Le Mot d’or­dre du 26 avril 1871, déclaration publiée au Journal officiel du 27 avril 1871, avec le nom des signataires : Decalf, Jules Thomas, Bernard, Henry, Jean-Pierre et Pillioud.

(20) Le Figaro du 14 septem­bre 1872.

(21) Le Cri du Peuple du 27 avril 1871.

(22) Retrouvés en consultant les registres d’état-civil et celui du cimetière du Père-Lachaise.

(23) L’International du 11 mai 1871.

(24) Le Cri du Peuple du 2 mai 1871.

(25) Le Cri du Peuple du 22 mai 1871.

(26) Archives de Paris, registres des décès du XIXe arrondissement, 1871 (actes bâtonnés).

(27) Le Figaro du 14 septembre 1872.

(28) Archives de Paris, registres des décès du XIXe arrondissement, 1871 (actes bâton­nés).

(29) Ibidem.

(30) Ibidem.

(31) Ibidem.

(32) Le Figaro du 14 septembre 1872.

(33) Le Figaro du 7 janvier 1872.

(34) Prosper Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871.

(35) Archives de Paris, registres des décès du XIXe arrondissement, actes rétablis par jugements en 1873, 1877 et 1885.

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