C’est ce qui explique pourquoi l’on trouve de nombreux francs-maçons parmi les responsables de la Commune : ils y sont, en gros, un tiers. Les instances maçonniques dirigeantes – Conseils de l’Ordre – s’opposent, par contre, à la Commune et dénoncent la participation des Frères. Il y a d’ailleurs beaucoup de francs-maçons hostiles au mouvement communard et certains d’entre eux sont engagés dans les rangs versaillais.
La Commune de Paris et la Franc-maçonnerie partagent toutefois de nombreuses valeurs : la défense des principes de la République, la liberté politique et associative, la justice sociale, la laïcité, l’éducation... La Maçonnerie est unanime à déplorer la violence et à condamner la guerre civile. Elle va, à plusieurs reprises, militer et s’engager très courageusement pour exiger que les combattants se réconcilient. Le fait qu’il y ait des Frères des deux côtés lui donne une vocation et une compétence particulière pour cela ! Les conciliateurs se heurtent pourtant chaque fois à l’intransigeance butée de Thiers, ce qui va conduire finalement les Frères parisiens à s’engager massivement aux côtés des communards pour combattre Versailles. Ils le payeront de leur sang.
Les élus de la Commune francs-maçons.
Le recrutement des Ateliers de la capitale était resté très populaire. Les ouvriers et les artisans formaient un bon tiers des effectifs et un grand nombre de militants révolutionnaires pouvaient se reconnaître sous le symbole de l’acacia. Les chefs militaires des insurgés, à l’exception de Cluseret et de Rossel, et un tiers des élus de la Commune (dont le vétéran Charles Beslay) appartenaient à la franc-maçonnerie (1).
De fait, Jaroslaw Dombrowski et Walery Wroblewski sont tous les deux maçons et il en va de même de Gustave Flourens, initié le 12 juin 1866 à la loge l’Union d’Orient, de Gabriel Ranvier, initié le 7 décembre 1863, de Simon Mayer, initié en 1867 à l’Union Parfaite de la Persévérance, d’Émile Eudes, initié à la loge l’Ecossaise 133, de Jules Bergeret et de Napoléon La Cécilia. Les principaux responsables politiques sont également maçons : Gustave Lefrançais, initié le 27 octobre 1863 à la loge l’Ecossaise 133 et affilié en 1866 à l’Union Parfaite de la Persévérance, Benoît Malon, Auguste Vermorel, Félix Pyat, Francis Jourde, Charles Beslay, Eugène Protot, initié le 3 mai 1866. Auguste Blanqui, fondateur du journal Ni Dieu ni maître, est membre de plusieurs loges : les Amis de la Vérité, le Temple des Amis de l’Honneur Français et le Lien des Peuples. Jules Vallès est franc-maçon, de même que Jean-Baptiste Clément, membre des Rénovateurs, qu’Eugène Pottier, que Henri Rochefort, membre des Amis de la Renaissance, qu’Élie Reclus et que beaucoup d’autres (2).
Parmi les opposants à la Commune, on peut citer Jules Simon, seul ministre franc-maçon du gouvernement de Thiers, Jean-Baptiste Alexandre Montaudon, général du 1er corps d’armée de l’armée versaillaise, F. Malapert, orateur du Suprême Conseil, Ernest Hamel, ancien vénérable de L’Avenir.
Il existe à l’époque deux obédiences maçonniques, le Grand Orient de France, qui regroupe un peu plus de 300 loges avec 15 000 membres actifs environ dont plus de 4 000 à Paris et le Suprême Conseil de France qui réunit à peu près 5 000 adhérents dont près de 2 000 membres à Paris (3).
D’une manière générale, les Conseils de l’ordre, organes dirigeants des obédiences, sont très réticents à l’égard de la Commune et donnent aux frères des consignes de neutralité. Ces ordres ne seront pas suivis par la base !
Les tentatives de conciliation.
Ayant des Frères dans les deux camps, la franc-maçonnerie est particulièrement bien placée pour jouer la réconciliation. Elle s’implique d’autant plus volontiers que ses valeurs sont aussi celles de la Commune.
Les francs-maçons se manifestent à trois reprises : le 8 avril, le 22 avril et le 29 avril 1871.
Une loge du Grand Orient, “les Disciples du Progrès” pensa qu’une initiative maçonnique appelant à l’arrêt des combats pourrait être couronnée de succès. Elle rédigea, le 8 avril, un “Manifeste de la Franc-Maçonnerie” qui, approuvé par les Conseillers de l’Ordre présents à Paris, fut affiché dans la capitale, publié dans la presse, adressé aux ateliers de province qui l’approuvèrent. Des assemblées maçonniques se succédèrent. Une première délégation, avec l’accord de la Commune, se rendit auprès de Jules Simon qui ne put que promettre que la future loi municipale satisferait les Parisiens. Cette promesse ne fut d’ailleurs pas respectée. (4)
Après l’échec de leurs nombreuses tentatives de conciliation, les francs-maçons plantent leurs bannières sur les fortifications de la porte Maillot et se rallient à la Commune
Le manifeste du 8 avril se réfère à la noble devise Liberté - Égalité - Fraternité - Solidarité qui est portée par le drapeau de la maçonnerie. Il proclame l’inviolabilité de la vie humaine et appelle à arrêter « l’effusion de ce sang précieux qui coule des deux côtés » et à poser les bases « d’une paix définitive qui soit l’aurore d’un avenir nouveau ».
Une seconde délégation, conduite par Ernest Hamel, put rencontrer Thiers.
Le 22 avril, des francs-maçons, des délégués de la Ligue d’union républicaine des droits de Paris, des délégués des municipalités des arrondissements de Saint-Denis et de Sceaux réclament la fin des combats et, à défaut, une trêve pour évacuer les habitants des communes concernées par les bombardements. Thiers consent une trêve de huit heures, le 25 avril, pour évacuer Neuilly, mais ne va pas au-delà. (5)
Le 26 avril après-midi, les francs-maçons se réunissent au théâtre du Châtelet et décident d’aller planter leurs bannières sur les remparts. Ils se rendent séance tenante à l’Hôtel de Ville pour annoncer cette résolution à la Commune qui les reçoit avec des applaudissements, des discours chaleureux et des embrassades. Le 29 avril, six mille Frères, représentant cinquante-cinq loges, se sont donné rendez-vous au Carrousel. Ils se rendent à l’Hôtel de Ville où a lieu une nouvelle cérémonie, puis
l’immense cortège, ayant montré à la Bastille et aux boulevards ses bannières frénétiquement applaudies, arriva, vers deux heures, au rond-point des Champs-Élysées. Les obus du Mont-Valérien l’obligèrent à prendre des voies latérales pour gagner l’Arc de Triomphe. Une délégation de tous les vénérables planta les bannières depuis la porte Maillot jusqu’à la porte Bineau. La bannière blanche (6) fut dressée au poste le plus périlleux, l’avancée de la porte Maillot ; les versaillais cessèrent leur feu. Les délégués et quelques membres de la Commune désignés par le sort s’avancent, bannière en tête, dans l’avenue de Neuilly. Au pont de Courbevoie, devant la barricade versaillaise, un officier les reçoit et les conduit au général Montaudon, franc-maçon lui aussi. Ils s’expliquent, demandent une trêve. Le général permet à trois délégués (7) de se rendre à Versailles. Ce soir-là, le silence se fit de Saint-Ouen à Neuilly. Le lendemain, les délégués revinrent. M. Thiers les avait à peine reçus. Impatient, résolu à ne rien accorder, il ne voulait plus admettre de députation. En même temps, les balles versaillaises trouaient les bannières. Les francs-maçons se réunirent aussitôt salle Dourlan et décidèrent d’aller au feu avec leurs insignes. (8)
Effectivement, de très nombreux Frères, écoeurés par l’intransigeance de Thiers, se rallient à la Commune et prennent les armes aux côtés des fédérés.
Pendant la semaine sanglante, des Frères prirent le risque d’être fusillés en cachant des francs-maçons alors que d’autres étaient exécutés sur dénonciation pour avoir participé au défilé du 29 avril. […] Au cours des procès, l’appartenance à la Fraternité était considérée comme une charge aggravante. (9)
Beaucoup sont tués. Beaucoup seront emprisonnés ou déportés.
GEORGES BEISSON
Notes
(1) André Combes, Les trois siècles de la Franc-Maçonnerie française, Éditions EDIMAF, Paris, 1987, p. 114 ;
(2) Cf. Gérald Dittmar, Les Francs-Maçons et la Commune de 1871, Éditions Dittmar, Paris, 2003, p. 9-10 et 15-38. Cf. aussi Raphaël Aurillac, Guide du Paris maçonnique, Éditions Dervy, Paris, 2005, p.177 ;
(3) Gérard Dittmar, Idem, p. 10 ;
(4) André Combes, Idem, p. 114 ;
(5) Laure Godineau, La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, Parigramme, Paris, 2010, p. 172 ;
(6) C’était celle de la loge de Vincennes ;
(7) Ce sont Émile Thirifocq, Fabreguette et Lavacque ;
(8) Prosper Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de Paris de 1871, La Découverte, Paris, 2000, p. 248-249 ;
(9) André Combes, Ibidem, p. 116.