La foule se pressait, avec des familles entières, à l’exposition Rosa Bonheur du musée d’Orsay à Paris (1), l’automne dernier. On pouvait y voir de jeunes enfants sages dessiner avec des crayons de couleur fournis par le musée, sur des feuilles à compléter d’après les tableaux de l’artiste, Le colonel William F. Cody (Buffalo Bill) ou L’Indien Red Shirt. La magie Rosa Bonheur renouvelée deux siècles après sa naissance !

Des bêtes pas si bêtes

Son art est toujours aussi populaire malgré l’éclipse du 20° siècle, où les avant-gardes érigeaient le scandale en machine de guerre artistique. L’intérêt actuel porté aux animaux et à leur condition précaire y est sans doute pour beaucoup. En effet le réalisme, appuyé sur l’étude dessinée ou la photographie, est là bien présent, évident, en sympathie avec les travaux des champs et l’harmonie qui lie les paysans et les bêtes. Pas de second plan religieux comme chez Millet, pas de politique comme chez Courbet. Dans le regard des animaux, on peut capter une âme, presqu’une fierté de collaborer au progrès humain. En 1848, la Seconde république commande à Rosa Bonheur son premier grand tableau, Labourage nivernais, présenté au Salon l’année suivante. On pense à « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France », la devise de Sully, l’ami du bon roi Henri IV ! Le tableau de 2 m 60 de long, utilisant les dimensions de la peinture historique, a un énorme succès et consacre Rosa Bonheur, à 27 ans, grande artiste animalière. Louise Michel témoignera aussi de son intérêt pour les animaux dans ses Mémoires : 

« Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il m’en souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes ».

Pas trace de révolte chez Rosa Bonheur. Au contraire !

Anna Klumpke, Portrait de Rosa Bonheur, 1898, Metropolitan Museum of Art, New York (détail).
Anna Klumpke, Portrait de Rosa Bonheur, 1898, Metropolitan Museum of Art, New York (détail).

« Relever la femme » dit-elle

Née à Bordeaux dans une famille d’artistes, père peintre, mère musicienne, ses frères et sa sœur devenus artistes eux aussi, elle a onze ans quand sa mère meurt d’épuisement à nourrir sa famille avec des cours de musique et de la couture. Son père Raymond, idéaliste et saint-simonien forme Rosa dans son atelier et lui obtient une carte de copiste au Louvre. A treize ans elle est initiée « chevalière » du Temple, la nouvelle utopie paternelle. Intervient alors l’ami Micas qui commande à Raymond Bonheur un portrait de sa fille Nathalie. Les deux jeunes filles ne se sépareront plus et, dès la mort du père en 1849, Mme Micas, Nathalie et Rosa se mettront en communauté féminine, cette dernière héritant de la direction de son école de dessin.

Nathalie Micas, formée elle aussi au métier de peintre, aide Rosa à l’occasion. L’immense peinture Le marché aux chevaux, achetée par un collectionneur milliardaire américain, est reproduite en atelier par Nathalie et Rosa. C’est cette réplique qui a été exposée au musée d’Orsay, la première toile du Metropolitan museum of Art de New-York étant intransportable. La petite entreprise de Rosa Bonheur se développe grâce aux reproductions gravées et lithographiées de ses œuvres vendues en Europe et aux USA par le marchand éditeur Ernest Gambart. A l’Exposition universelle de 1855, qui refuse L’atelier de Courbet, elle reçoit une médaille d’or pour La fenaison en Auvergne, achetée par l’État impérial. Bientôt elle acquiert le château de By, près de Fontainebleau, qui lui permet de réaliser un véritable zoo privé. Elle fait construire une voie ferrée dans le parc pour surveiller ses animaux et expérimenter « le frein Micas », brevet déposé en 1862 utile au développement en cours du rail.

Son bonheur est complet, son art reconnu, elle est élue à l’Académie des beaux-arts de Milan, à l’Académie de Pennsylvanie, à la Société des artistes belges. L’impératrice se rend elle-même au château de By pour lui remettre la légion d’honneur et déclare : « Le génie n’a pas de sexe ». Rosa Bonheur a 43 ans.

Rosa Bonheur, Barbaro après la chasse, vers 1858, Philadelphia Museum of Art.      Rosa Bonheur et Nathalie Micas, Le marché aux chevaux, 1852-1855, Metropolitan Museum of Art, New York, (détail).
Rosa Bonheur, Barbaro après la chasse, vers 1858, Philadelphia Museum of Art. / Rosa Bonheur et Nathalie Micas, Le marché aux chevaux, 1852-1855, Metropolitan Museum of Art, New York, (détail).

Et la Commune ?

À l’effondrement de l’Empire, les Prussiens arrivent à Fontainebleau pour investir Paris. Rosa achète des armes et permet aux habitants de Thomery, le village le plus proche de son château, de s’entraîner dans le parc. Les vivres manquant, elle y distribue une soupe bien nourrissante dans d’énormes chaudrons. Attirés par la réserve de viande de sa ménagerie, des soldats prussiens envahissent le parc. Rosa Bonheur sauve ses pensionnaires en invitant les soldats à sa cuisine, mais, bonne patriote, elle ne partage pas le repas avec eux. Elle obtient alors du prince royal de Prusse une sauvegarde afin que son domaine soit préservé. Sa résistance à l’envahisseur ne va pas jusqu’à apprécier la République.

Dans une lettre à Jules Mène, sculpteur animalier de douze ans son aîné, elle écrit (2) :

« Je ne peux pas plus digérer cette république de carton-pâte que celle de 1848. J’ai maintenant le discernement qui vient avec l’âge accompagné de son indépendance franche et honnête ».

Elle lui reproche d’être à Paris à la fin du mois de mai, comme beaucoup de curieux :

« Que pouvez-vous faire dans le Paris du Père Duchêne ? Seriez-vous de la Commune ? Je ne puis pas gober cela ni que vous soyez partisan des principes artistiques du citoyen Courbet qui a du bon en peinture au couteau, mais que je trouve épais sous tous les rapports ».

On sait qu’elle n’était pas la seule à s’opposer à la Commune, George Sand y a contribué aussi lors de sa retraite berrichonne, ainsi que leur ami commun Gustave Flaubert. Mais est-il possible devant tant de richesse et de bonheur de mordre la main qui distribue les honneurs ?

Eugenie Dubreuil

 

Sources :

(1) Exposition Rosa bonheur, musée d’Orsay, jusqu’au 15 janvier 2023.

(2) Citée dans Marie Borin, Rosa Bonheur, une artiste à l’aube du féminisme, Pygmalion, 2011.

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