En 1871, la Commune proclame provisoirement la séparation de l'Église et de l'État. La caricature soutient alors les insurgés, traduit et propage leur sentiment antireligieux auprès de la population.
La pensée polémique s'exprime depuis bien longtemps au travers du langage caricatural. Depuis la Réforme qui voit Luther utiliser les dessins de Lucas Cranach contre la papauté, les crises interreligieuses, politiques et sociales suscitent une pléthore de feuilles volantes, chansons, libelles, parfois illustrés de caricatures des plus virulentes. Comme on le sait, la Révolution française a généré à son tour plusieurs centaines d'estampes satiriques clairement empreintes d'esprit révolutionnaire. Mais avec le Directoire puis l'Empire et les différents régimes autoritaires qui se succèdent, l'image a vu son rôle propagandiste se restreindre. Tout au long du XIXe siècle les lois étouffent toute possibilité d'expression, à de rares exceptions près comme dans les années 1830-1835 (1). Les dessinateurs font parfois de la prison.
Cette rigueur s'avère d'autant plus vraie pour ce qui touche la religion puisque l'article 8 de la loi du 17 mai 1819, toujours en vigueur avant la chute du Second Empire, prévoit de sanctionner l'outrage à la morale publique et religieuse. L'article 1er de la loi du 25 mars 1822 prévoit, lui, de poursuivre sévèrement tout outrage aux religions reconnues par l'État depuis le Concordat de 1801-1802, c'est-à-dire les cultes catholique, réformé, luthérien et israélite. Et si le risque de se voir infliger a posteriori une amende peut renforcer l'autocensure, avec Napoléon III, l'action préventive lève toute possibilité de publier un dessin non conforme aux desiderata des autorités. En effet, un décret de février 1852 précise, dans son article 22, que :
« aucuns dessins, aucunes gravures, lithographies, médailles, estampes ou emblèmes, de quelque nature ou espèce qu'ils soient, ne pourront être publiés, exposés, ou mis en vente sans l'autorisation préalable du ministre de la Police à Paris, ou des préfets dans les départements ».
C'est dire que la caricature, comme d'ailleurs l'opposition politique tout au long du siècle, doivent se résoudre au mutisme pendant de longues périodes. On ne défend pas la République ; on n'attaque pas l'Église ouvertement !
Une situation de crise
Une première rupture se fait avec l'échec de la guerre contre la Prusse qui entraîne avec lui Napoléon III, dont l'image était jusqu'alors protégée par la loi. Soudain la caricature se déchaîne et, profitant de la déroute de l'État, brise tous les tabous. Elle porte ses coups sans plus de retenue, comme pour empêcher définitivement tout retour de l'Empire (2).
Jusqu'au début de l'année 1871, Napoléon III et les Prussiens sont les cibles principales des dessinateurs. La caricature républicaine exprime enfin toute sa haine accumulée depuis des années contre le régime. Elle reproche non seulement à l'Empereur sa dictature, mais en plus elle relève ses responsabilités dans la défaite, exaltant les sentiments nationalistes du lecteur. Le journal illustré La Charge (3) dirigé par Alfred Le Petit, dessinateur et journaliste républicain engagé (4), reflète bien cet état d'esprit. Le crayon y flétrit Badinguet présenté (de dos et sans moustache pour échapper à la censure) comme un cul-de- jatte impuissant à mettre en déroute les armées ennemies (5) (fig. 1). À partir du 4 septembre 1870, comme le rappelle Bertrand Tillier, le changement de régime lève toute censure sur la presse et la caricature (6). Alfred Le Petit ose dorénavant s'attaquer à la figure même de Napoléon III que le dessin chasse d'un coup de balai comme un vulgaire « immondice » (7).
Bientôt l'Empereur déchu doit « s'abaisser », dans une position humiliante, à cirer les bottes de Guillaume Ier (8). Il devient, du fait de sa captivité, « Le poupon à la mère Guillaume ? » (9), véritable avorton dénudé tétant la mamelle flétrie du roi de Prusse (fig. 2).
La situation évolue rapidement. Le siège de Paris, l'armistice, l'attitude de la majorité parlementaire de couleur royaliste qui préfère la capitulation plutôt que de continuer la guerre, enfin les rigueurs de l'hiver font grandir l'agitation. Dans les clubs, jacobins et blanquistes stimulent l'esprit patriotique et révolutionnaire. La collusion du régime avec la Prusse est dénoncée. Des manifestations tournent à l'émeute. La presse la plus radicale est interdite.
Avec l'insurrection de mars 1871, les organes prohibés reparaissent. De nouveaux journaux à la vie éphémère reflètent la radicalisation ambiante. Les feuilles volantes, plus faciles à produire en ces temps incertains se multiplient et se colorent d'images polémiques. Pour Jean Berleux qui publie un catalogue des caricatures de la période,
« ces publications éphémères, achetées par ceux- ci, déchirées par ceux-là, [...] donnent bien la note véritable du dévergondage de la rue pendant cette époque troublée » (10).
La feuille volante vendue à bas prix reflète la crise qui ébranle la production des imprimés, et correspond également à un élargissement des cibles de diffusion. En effet, les placards vendus par des colporteurs - parfois à plusieurs milliers d'exemplaires chacun (11), souvent réédités, touchent les publics les plus modestes que l'agitation politique rend exigeante,
« cette classe qui, n'ayant ni le temps ni les moyens de lire régulièrement les journaux et de se tenir au courant des nouvelles secondaires, réserve sa curiosité pour les grandes occasions, et demande alors un exposé des faits, clair et simple. L'éducation des masses ne peut avoir ni auxiliaire plus puissant, ni adversaire plus dangereux que cette branche en apparence si humble » (12).
Le quartier du Croissant à Paris constitue le cœur névralgique de cette insurrection de la caricature.
La Commune et l'Église
Le 2 avril 1871, soit moins d'une semaine après la proclamation de la Commune, alors que des combats font rage à Courbevoie et Neuilly, est promulgué un décret portant sur la séparation de l'Église et de l'État. Le décret voté à l'unanimité stipule :
Décret du 2 avril 1871
Article 1 : L'Église est séparée de l'État.
Article 2 : Le budget des cultes est supprimé.
Article 3 : Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, sont déclarés propriété nationale.
Article 4 : Une enquête sera faite immédiatement pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la nation.
La Commune explique ces dispositions. Elle considère en effet que :
« le premier des principes de la République française est la liberté ;
[...] que la liberté de conscience est la première des libertés ;
[...] que le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté ».
Les insurgés, dans un langage inspiré par la Révolution française, font payer à l'Église son soutien aux régimes autoritaires du XIXe siècle, et notamment sa bénédiction du coup d'État de décembre 1851 qui aura obligé un grand nombre de républicains à s'exiler. Très vite la presse communaliste dénonce l'utilisation d'anciens zouaves pontificaux dans les engagements militaires, favorisés par le gouvernement de la Défense nationale, bien qu'ouvertement royalistes et antirépublicains. Ainsi interviennent dans les combats contre la Commune les « Vendéens de Cathelineau » et les « chouans de Charrette », symboles de l'Église combattante. Le journal La Vérité décrit les troupes de Charrette comme ayant « combattu sous le drapeau blanc », chaque soldat portant sur la poitrine un « cœur de Jésus en drap blanc sur lequel on lit ces mots : « Arrête ! le cœur de Jésus est là » (13). La caricature portraiture ce Charrette sous l'apparence d'un officier sanguinaire, un grand cœur en drap blanc sur le ventre et marchant sur des cadavres. Ses armes, un énorme couteau de boucher et un goupillon, ruissellent du sang des insurgés. L'homme essuie son front, harassé par la besogne. L'opposition militaire à la Commune, à n'en pas douter à l'appui de l'Église. Le mois précédent, le gouvernement issu des élections du 8 février 1871 avec à sa tête Thiers, apparaît comme l'émanation de la nouvelle majorité royaliste, ultramontaine et cléricale, à laquelle s'oppose frontalement l'insurrection de mars.
Reprenant les revendications de la majeure partie des groupes républicains de 1869 dont le fameux « programme de Belleville » de Gambetta, la Commune adopte une attitude qui pourrait paraître relativement mesurée. Les mesures prises ne sont pas toujours suivies d'effets. La réquisition des lieux de culte et leur laïcisation totale ne seront jamais mises en œuvre. La Commune n'empêche nullement le culte de se tenir et il faut attendre la féroce répression de Versailles lors de la Semaine sanglante pour que soient exécutés, en représailles et dans le désordre le plus total, des religieux et des laïcs.
La Commune se nourrit des idées anticléricales discutées tout au long du XIXe siècle après avoir été mises en œuvre de manière éphémère sous la Révolution française (14), et applique ce que Hugo résumait par cette phrase lapidaire « Je veux l'Église chez elle et l'État chez lui ». Mais Blanqui considérait, lui, la suppression du budget des cultes et la séparation de l'Église et de l'État comme un moyen de sauver le clergé au lendemain d'une révolution victorieuse (15). Rappelons néanmoins que le gouvernement de la Défense nationale né du 4 septembre se garde bien d'appliquer le programme des républicains les plus en vue, très soucieux de protéger les intérêts du clergé, comme de la propriété. La Commune, par ce décret du 2 avril se démarque donc clairement des Gambetta (16), Ferry, Naquet, Brisson, Ranc et autres Spuller pour lesquels la séparation n'est plus à l'ordre du jour. Les insurgés s'inspirent plutôt de l'état d'esprit des organisations socialistes révolutionnaires et libres penseuses, voire des radicaux, qui, à la fin de l'Empire, pendant la campagne des banquets, expriment une forte agitation antireligieuse (17). On se déclare alors volontiers « antireligieux » et « anticatholique ». Des grèves éclatent et la colère est dirigée autant contre les patrons que contre le clergé qui les soutient (18).
Avec le séisme du 4 septembre, La Libre Pensée jouit d'une nouvelle impulsion. Elle se réorganise et se lie à des membres de l'Internationale (19). Bon nombre de dirigeants communards ne cachent ni leur attachement à ces idées, ni leur « prêtrophobie » comme Jules Vallès par exemple. Delescluze ou Rigault souhaitent avant tout que se mène une politique contre la bourgeoisie et l'Église. Soulignons que les insurgés obtiendront le soutien remarqué de la franc-maçonnerie réagissant au refus de Versailles à propos de l'échange des otages (20). Un dessin glorifie et commémore l'événement. (fig. 3)
La structure sociale de Paris favorise l'expression d'un anticléricalisme populaire. Dans les quartiers ouvriers, de nombreux couples vivent en concubinage. Les opinions balancent entre l'anticléricalisme et la révolte sociale. Pendant l'insurrection communaliste, l'anticléricalisme de la rue s'exprime avec une certaine virulence. Des parodies de processions ont lieu comme pendant la Révolution française. Les colporteurs diffusent de nombreuses brochures qui s'en prennent au clergé. La presse exprime nettement cette tendance avec des titres comme Le Père Duchêne ou La Montagne. Le premier s'insurge contre les « vielles bougresses de cagotes » et veut « foutre au bloc toute la famille des calotins ». Le second s'écrie :
« c'est fini, nous ne croyons plus à dieu ! La révolution de 1871 est athée ! ». (21)
Jules Vallès stigmatise les
« mangeuses de bon dieu qui commettent plus d'un gros péché entre deux communions ». (22)
Le décret de la Commune sur la séparation, vu le caractère éphémère de cette révolution parisienne, relève dans une large mesure du domaine du symbolique. Mais les insurgés ne cachent pas leur programme et l'appliquent dans une certaine mesure. Si les biens destinés à être remis « à la disposition de la nation », comme d'ailleurs le Trésor de la Banque de France, restent relativement intouchés, la Commune tranche néanmoins, mais de manière désorganisée, dans la chair même du clergé. Des dizaines de religieux sont arrêtés tout au long du mois d'avril. Des fédérés investissent les églises, mais aussi les séminaires et les couvents. Des perquisitions sont réalisées, certains biens ecclésiastiques étant emportés à la Préfecture ou redistribués. Certains auteurs cléricaux décrivent des scènes de pillages et rappellent, à propos de telle ou telle église que :
« les troncs avaient été forcés, ou plutôt défoncés, les tabernacles des chapelles à peu près détruits, le baptistère privé de sa piscine, plusieurs toiles, dues au pinceau de nos grands maîtres, percées à coups de baïonnette, les statues du Christ décapitées et jetées à terre, les candélabres et les croix brisées ou tordus » (23).
Ailleurs les sépultures auraient fait l'objet de profanation.
Certains lieux de culte
sont laissés aux prêtres le jour,
mais reçoivent le soir
les clubs les plus divers.
Un article de Henri Rochefort paru dans son journal Le Mot d'ordre traduit l'état d'esprit contre l'Église et justifie la nationalisation de ses biens :
« notre croyance éternelle, écrit-il, sera que, Jésus Christ étant né dans une étable, le seul trésor que Notre-Dame doit posséder dans sa trésorerie, c'est une botte de paille. Quant aux saints ciboires enrichis d'émeraudes et aux émeraudes enrichies de saints ciboires, nous n'hésitons pas à les déclarer propriétés nationales, par ce seul fait qu'elles proviennent des générosités de ceux à qui l'Église a promis le paradis; et la promesse faite de bénéfices imaginaires, pour extorquer des valeurs quelconques, est qualifiée d'escroquerie par tous les codes ». (24)
Si les insurgés n'empêchent pas le culte de se dérouler, des dizaines d'églises sont néanmoins fermées, d'autres réquisitionnées. Un séminaire est transformé en caserne où logent des fédérés. Certains lieux de culte sont laissés aux prêtres le jour, mais reçoivent le soir les clubs les plus divers, alors que le gouvernement de Défense nationale empêchait ces mêmes clubs de tenir leurs réunions dans les églises avant la Commune (fig. 4). Le personnel religieux est parfois laïcisé. On demande à certains prêtres de retirer leur soutane. Certains administrateurs d'hôpitaux ou d'orphelinats dans lesquels travaillent des religieuses obtiennent que des sœurs enlèvent leurs croix et portent une ceinture rouge à la taille.
Lors de la nationalisation des lieux de culte, des cérémonies sont parfois organisées. Pour l'église Sainte-Geneviève, dont la Révolution française a « souillé les caveaux [...] des cendres de Voltaire, de Rousseau, de Mirabeau et de l'immonde Marat » (25) comme l'indique un catholique, on procède au sciage des bras des deux croix les plus visibles, celles que l'on trouve sur le fronton et sur la coupole. Le drapeau rouge est arboré devant des bataillons de la garde nationale au son du canon.
En matière d'enseignement, la Commune décide la laïcisation de l'école et prévoit même un enseignement gratuit et obligatoire. Déjà sous le gouvernement de la Défense nationale, les municipalités les plus radicales avaient engagé un processus de laïcisation. Comme le rapporte le Journal officiel du 8 avril 1871,
« le délégué à l'instruction communale du XVIIe arrondissement s'est occupé d'une solution théorique et pratique à donner à la question des écoles communales congréganistes ».
Il est préconisé d'employer « exclusivement la méthode expérimentale ou scientifique ». On précise également qu'il
« ne sera enseigné ou pratiqué en commun ni prières, ni dogmes, ni rien de ce qui est réservé à la conscience individuelle ». (26)
Le texte reconnaît néanmoins la possibilité, en dehors des écoles et des salles d'asile communales, de former des établissements privés et libres. Un dessin de Dupendant souligne cette préoccupation de la Commune. Il montre un ouvrier protégeant quelques écoliers de l'influence néfaste des prêtres (27).
En mai, la Commune décide de la suppression des congrégations enseignantes. On procède à l'inventaire des écoles dirigées par l'Église et il est fait appel aux instituteurs laïques pour prendre le relais (fig. 5). Le Journal officiel du 12 mai déclare que :
« bientôt l'enseignement religieux aura disparu des écoles de Paris. Cependant dans beaucoup d'écoles reste sous forme de crucifix, madones et autres symboles, le souvenir de cet enseignement. Les instituteurs et les institutrices devront faire disparaître ces objets, dont la présence offense la liberté de conscience... » (28).
Pendant la Semaine sanglante, vingt-quatre prêtres et religieux (29), dont des dominicains et des jésuites (sur 70 otages au total) seront exécutés. Le plus célèbre d'entre eux, l'évêque bonapartiste Darboy, n'est pas épargné par la caricature. Elle le flétrit en compagnie d'une autre célébrité, le curé Deguerry de la Madeleine. Un dessin célèbre à sa façon leur incarcération. Tous deux sont enfermés dans un corset de femme rose et présentés, allusion licencieuse de la légende, comme deux « saints captifs » (fig. 5 bis) (30). Le décret sur les otages ne fait pas l'unanimité. Rochefort dans Le Mot d'ordre considère les prêtres « plus inutiles que dangereux » (31) mais un Raoul Rigault par exemple répond aux plus tièdes que « les prêtres sont les plus puissants agents de propagande » contre le nouveau pouvoir. Lissagaray qui le cite rajoute, lui, que les religieux « furent, en effet, les plus puissants excitateurs contre la Commune, les plus acharnés à la répression » (32).
Une anecdote permet de décrire l'état d'esprit d'impiété qui prévaut pendant la courte révolution parisienne : l'auteur de L'Histoire de la Commune de Paris en 1871, un ecclésiastique hostile à la révolution, raconte qu'un abbé fut mandé pour aller récupérer les « saintes huiles » et le « saint- sacrement » à Notre-Dame-de-Lorette. Pénétrant dans l'église, il est arrêté par un fédéré dénommé le Moussu, qui aurait répondu à sa requête, plein d'humour :
« si vous avez besoin d'huile pour la salade, allez en chercher chez l'épicier » ! (33)
Si la Commune se fait impie, elle n'interdit pas la pratique du culte. Mais le clergé perd soudain tout soutien symbolique et matériel de la part de l'État. La religion se voit clairement visée par la colère populaire.
Comme le rappelle Marx, l'insurrection
« décréta la dissolution et l'expropriation de toutes les Églises dans la mesure où elles constituaient des corps possédants ».
Et de rajouter plein d'ironie,
« les prêtres furent renvoyés à la calme retraite de la vie privée, pour y vivre des aumônes des fidèles, à l'instar de leurs prédécesseurs, les apôtres ». (34)
La caricature, comme on va le voir, justifie à sa manière ces mesures. Elle traduit l'irritation populaire qui s'exprime contre la soutane tout en se réjouissant d'une possible application des décrets et en imaginant avec délices leurs conséquences possibles.
Des charges contre le clergé
Rappelons d'abord que les caricatures de cette période, parues sous forme de feuilles volantes, sont en général difficiles à dater. Néanmoins, par recoupement on peut globalement distinguer deux ensembles de caricatures, avant et pendant la Commune.
L'anticléricalisme en image s'exprime relativement peu dans les mois qui précèdent la prise du pouvoir à Paris. Quand c'est pourtant le cas, la hiérarchie religieuse (pape, évêques) et le jésuite concentrent la majeure partie des attaques, les liens de l'Église française avec Rome étant soulignés. L'anticléricalisme de la caricature, essentiellement alors sous le crayon de Daumier, s'inscrit dans la tradition gallicane et vise les cibles de l'anticléricalisme libéral qui s'est diffusé dans toute l'Europe après 1850 (35). Une charge du dessinateur Belloguet datant d'octobre 1870, soit quelques semaines après la chute de l'Empire, présente sous le titre « La Borne-réaction » (36) la trinité honnie responsable de la défaite : un grand jésuite symbole de l'alliance du sabre, du goupillon et de l'orléanisme, flanqué de Bismark et Napoléon III, représentant la folie, la lâcheté et la traîtrise (fig. 6). Les trois personnages sont montrés de dos (ils refusent de montrer leur vrai visage, tournent le dos au lecteur de l'image), faisant face à une armée de casques à pointe située à leurs pieds, au mot d'ordre de ceux qui alors refusent la capitulation : « La République ou la mort ». L'abondante légende qui accompagne le dessin vise sans équivoque l'Église :
« arrière les cafards: goupillons et calottes
Encensoir, eau bénite, armes de sacristains ;
Vous nous avez valu : les sabres et les bottes,
Et vous avez créé les cadres des crétins... ».
L'Église est accusée d'être responsable de l'entrée en guerre du pays et plus encore de la défaite. L'argument selon lequel l'enseignement religieux aura été incapable de former une génération de soldats patriotes et efficaces restera vigoureux tout au long de la décennie 1870-1880. Il s'agira notamment de justifier la nécessaire suppression de l'enseignement congréganiste et son remplacement par une école laïque, gratuite et obligatoire, devant former de bons républicains capables d'assurer la revanche.
Si avant la Commune la caricature exprime assez peu un anticléricalisme direct, signalons néanmoins la présence de nombreuses métaphores religieuses dans des charges politiques. Trochu, qui se présentait comme « catholique et breton » enfile souvent les habits du jésuite ; Napoléon III peut prendre l'apparence d'un gros moine ; André Gill dans l'Éclipse recourt au « Paradis perdu » pour évoquer certaines discordes politiques (37) ; une charge d'Alfred Le Petit intitulée « Résurrection » (38) s'inspire du Nouveau Testament pour célébrer une République sortant de son caveau et terrassant la réaction. La métaphore religieuse très présente dans la caricature républicaine des années 1830-1835, sans attaquer directement les croyances, banalise l'utilisation des références bibliques dans un cadre en général dégradant. Elle favorise une certaine laïcisation du sacré (39).
Au début de l'année 1871, l'exacerbation du conflit larvé qui oppose Thiers, Vinoy, Favre et Trochu à Paris entraîne une radicalisation des esprits. L'embrasement populaire qui en découle s'exprime notamment au travers d'une diffusion très rapide d'un anticléricalisme virulent, surtout à partir du 18 mars.
Pendant la Commune paraissent des dizaines de charges relevant de la thématique anticléricale. Une bonne partie provient de la main du dessinateur Moloch, dans différentes séries systématiques. Le discours change radicalement par rapport aux mois qui précèdent. Dorénavant, le dessin ne vise plus en majorité le sommet du clergé et la figure emblématique du jésuite. La caricature défie également le bas clergé. Les figures de moines, de nonnes, de prêtres, de sacristains, d'enfants de chœur apparaissent, et la critique glisse du terrain politique ou théologique (infaillibilité papale, syllabus, liens entre Napoléon III et le Vatican) à celui des mœurs, argument totalement absent en 1870.
La caricature s'ingénie à montrer l'immoralité religieuse : le clergé brille, par exemple, par sa cupidité. Il s'enrichit aux dépens des pauvres ainsi que le montre Esch dans « Les sept péchés capitaux » (40) où le curé est représenté des sacs d'or dans les mains à côté d'un coffre-fort. Moloch insiste sur cette idée : une nonne vient annoncer à une famille très pauvre que l'Assistance publique leur accorde une certaine somme. Néanmoins, du fait de la suppression des appointements de la religieuse par la Commune, les malheureux doivent finalement lui verser de l'argent (41).
Quant à l'enseignement religieux, quelques rares caricatures en font leur sujet principal. L'une d'elles, sous le titre évocateur de « Douceur évangélique de l'éducation congréganiste » (42) insiste sur les sévices que font subir les congréganistes aux enfants. Une nonne s'apprête à fouetter une adolescente; un curé, sous le regard joyeux d'un autre religieux, fesse un jeune garçon au postérieur dénudé. Cette image traduit la méchanceté et les vices des religieux et ne formule pas une critique du contenu de l'enseignement. Si ces dessins dénoncent l'hypocrisie du discours évangélique de l'Église, quelques autres montrent un clergé peu empressé à se conformer aux valeurs ascétiques censées pourtant le caractériser. Les curés n'hésitent pas à faire bombance. Mais c'est véritablement sur le terrain de la luxure que la caricature communarde se montre la plus vive. Un tiers des occurrences porte sur ce thème. Toute une gamme d'arguments se fait jour, de la simple allusion grivoise évoquant les amours présumées du curé, à la mise en scène de bacchanales pornographiques (43) présentant le pape chevauchant l'impératrice Eugénie (44), ou une nonne à moitié nue s'apprêtant à caresser le sexe en érection d'un prêtre égrillard (45) (fig. 7). Les prêtres sont entourés de femmes plantureuses, danseuses ou prostituées, multipliant parfois les amantes. On les voit par ailleurs enlacer des sœurs aux formes outrées et voluptueuses. Il faut noter que par comparaison, l'imagerie pieuse offre une image des personnages saints ou des religieux totalement asexuée. Les vêtements longs et amples masquent la nudité et égalisent les formes. Seuls les traits du visage caractérisent le genre de l'individu représenté.
La caricature de la Commune, au contraire, déshabille les corps, accentue les poitrines, affine les tailles pour mettre en valeur les hanches, voire la rondeur des fesses. Le prêtre, dont l'apparence se fait de plus en plus raffinée, par le biais de la confession, ira porter « ce soir » l'absolution à la dévote (46). Résultat, un cardinal en visite chez des sœurs aux ventres arrondis use d'un langage à double sens :
« je suis heureux de pouvoir vous dire, dans cette enceinte, que vous êtes pleines des bénédictions du seigneur » (47) (fig. 8).
Mais le clergé hypocrite ne tient pas à ce que soient dévoilés ces accès de luxure. À la consommation des plaisirs, le dessinateur associe le crime. Sous son crayon, les sœurs font office de professionnelles de l'avortement, ainsi que le souligne une estampe de Moloch. Pilotell, lui, nous renseigne sur « Les amours des prêtres » (48), charge composée de deux vignettes horizontales placées l'une au-dessus de l'autre. Dans la partie supérieure, un homme d'église au crâne criblé de bosses (résidu de phrénologie évoquant la perversité du personnage) et presque monstrueux embrasse une jeune femme qui lui fait face. Voilà « comme ça commence » indique la légende. En dessous, un squelette à même le sol, celui de la jeune victime, nous révèle « comme ça finit ». (fig. 9)
Un dessin anonyme évoque les méthodes de « ces messieurs de saint Laurent » (49) qui se débarrassaient des femmes après les avoir droguées et violées. Deux curés dénudés portent leur victime endormie, non sans avoir abusé d'elle. La Commune mettra en effet à jour des squelettes retrouvés sous l'autel de l'église Saint-Laurent à propos desquels les spéculations les plus macabres ont couru. Plusieurs dessins font référence à ces meurtres, ainsi qu'à d'autres découvertes sinistres, notamment au couvent de Picpus où des malheureuses auraient été séquestrées pendant dix ans dans des cages, et où on retrouve des instruments de torture dignes de l'inquisition. Ces images dépeignent un clergé lubrique et criminel.
Signalons enfin un dessin qui dénonce assez crûment la « pédophilie » des gens d'Église : il s'agit d'une charge de Klenck tirée de la série intitulé La Calotte (50). Le pape habillé de pourpre caresse de jeunes enfants ainsi que des séminaristes dont l'un, assis sur un tabouret, a le visage au niveau du sexe du « saint » Père, dans une position qui ne laisse aucun doute sur le rôle de l'un et de l'autre (fig. 10). Ici, il s'agit du plus haut dignitaire de l'Église catholique, dignitaire dont l'infaillibilité a été reconnue l'année précédente, qui se voit accusé d'abuser moralement et physiquement des enfants...
De toute évidence, la dépravation sexuelle apparaît comme un argument fondamental de la caricature communarde contre les gens d'Église.
Anticléricalisme ou antireligion ?
Si en règle générale l'anticléricalisme est encore rarement synonyme d'antireligion, avant 1870, certains des dessinateurs ont affiché leur athéisme et leur haine des croyances. Le caricaturiste Pilotell, délégué aux Beaux-Arts et commissaire de police sous la Commune (51), réalise une série intitulée Avant pendant et après la Commune dont les dessins sont datés de 1870 et 1871 mais publiés en 1879 en Angleterre (52). Le caricaturiste y décline son exécration de toutes les religions qui sont pour lui comparables dans leur stupidité. Comme l'indique E. Money en 1872, les caricaturistes, non contents d'attaquer le clergé, ont « même porté leur audace », dans une série intitulée La Calotte, jusqu'à représenter
« le "Père éternel" sous les traits d'un vieux philosophe, le nez chaussé de lunettes, la barbe jaunie par l'usage du tabac et de la bière, les poches bourrées d'obligations et d'actions de chemin de fer » (53) (fig. 11).
Les recueils de caricatures qui se publient après les événements soulignent tous le caractère irréligieux des dessins produits sous la Commune.
Dans cette estampe, Klenck foule aux pieds l'image du Dieu créateur de toute chose, représenté en général dans des positions hiératiques et graves, exhalant la puissance et la sacralité. Le dessinateur vise aussi par exemple Saint-Pierre, habillé de vêtements anachroniques et muni d'immenses clefs d'un paradis qui fait « relâche pour cause de réparations » avant peut-être la fermeture définitive ? Jusque-là, la caricature s'était abstenue de s'en prendre à la figure de Dieu. Seul à notre connaissance Grandville s'était amusé à représenter le Créateur sous un angle peu amène dans un recueil d'illustrations de chansons de Bérenger. Pilotell, lui, reprend l'image des « pétroleuses » qui auraient mis Paris en feu et la retourne contre Dieu lui-même. Le voilà présenté comme le premier « pétroleur » lorsqu'il incendia la ville de Sodome, du haut de ses nuages, en répandant le liquide inflammable, « 3767 ans avant la Commune » (54) (fig. 12). La critique biblique soulignait depuis des siècles la méchanceté de ce dieu capable de faire disparaître sa création, voire de jeter sur elle les pires malédictions.
Divers dessinateurs dont Klenck signent alors certaines de leurs œuvres « un athée », ce qui reflète une nette radicalisation. Pilotell utilise également ce terme pour qualifier les valeurs de l'insurrection parisienne. Rappelons en effet que nombre d'insurgés voient dans la Commune un nouvel ordre aussi bien social, que moral et spirituel. Le 1er avril 1871 Rochefort s'enthousiasme pour la « révolution athée et socialistes » (55) qui s'installe. Gustave Maroteau dans La Montagne s'écrie un peu plus tard
« nous ne croyons pas en Dieu; la révolution de 1871 est athée ».
Dans le même article, il invective les cléricaux :
« et ne nous parlez pas de Dieu, écrit-il. Ce croquemitaine ne nous effraie pas. Il y a trop longtemps qu'il n'est qu'un motif à pillage et à assassinat » (56).
Pour le clergé, la Commune a voulu détruire Dieu. Chaque intervention des fédérés dans des églises, dans les couvents ou dans d'autres établissements religieux a été considérée comme une impiété et un acte blasphématoire.
Images d'une Église en recul
Mais le caractère militant et anticlérical de la Commune s'exprime surtout dans la caricature par la mise en scène des échecs politiques, moraux et sociaux que subissent les religieux et qui représentent un tiers des dessins que nous avons pu recueillir. Dans un dessin intitulé « Engagements » (57), les hommes d'Église doivent en effet apporter leurs effets au mont-de-piété pour survivre, puisque leurs appointements sont supprimés. Dans cette charge, l'égérie communaliste à bonnet phrygien « refus[e] de prêter sur ce qui lui appartient ». Signalons que la Commune liquide les monts-de-piété le 30 avril 1871.
Une caricature montre un curé posté devant une église « fermée pour cause d'abus ». Le voilà empêché de mener à bien son sacerdoce. Ailleurs les membres du clergé en sont réduits à mendier, voire adopter le métier de bateleurs de foire en vue de récolter de quoi se nourrir. Jongleurs, musiciens, acrobates transpirent dans leurs vêtements ecclésiastiques en désordre devant un public amusé. Louis Veuillot, directeur du journal ultramontain l'Univers boit un verre avec le pape et se lamente, car en effet,
« les canailles de républicains nous ont repris tout ce que nous leur avions volés ». (58)
Tous deux dans une autre charge « s'enfoncent dangereusement ». Voilà bien l'Église perdant ses anciennes positions. Les religieux, sans rémunération, en sont réduits à fracturer les troncs d'église voire à mendier auprès de prostituées.
La caricature figure par cette rhétorique le rejet de l'Église catholique. Plus littéralement, dans « La balançoire », une allégorie communarde (très proche de la Marianne républicaine) jouant à la balançoire pousse si fort les représentants des forces réactionnaires, dont l'Église, qu'ils se font tous projeter dans les airs (59).
L'argument visuel le plus convaincant pour marquer le recul que subit l'Église est représenté par l'usure vestimentaire ou la dégradation physique (fig. 13). Les soutanes déchirées arborent de misérables rapiéçages, les corps sont décharnés, les postures avilissantes. Les visages grêlés ou déformés exhalent la maladie et les débordements intérieurs. Les dessinateurs sont alors inspirés par la phrénologie ou la craniologie, théories fort répandues à la fin du XIXe siècle (60). Selon leurs partisans, il est possible de déterminer les traits de la personnalité d'un individu en étudiant ses caractéristiques morphologiques et notamment celles de son crâne.
L'homme d'Église, au travers de ses disgrâces physiques, est devenu un monstre, un paria à exclure du corps social. Le voilà réduit à l'impuissance et à la misère. La trivialité de son attitude rappelle ses humaines faiblesses. Le pape fume la pipe en s'abreuvant d'alcool ; il sort parfois un pet fumant de son derrière. L'argument de la scatologie, très ancien dans la caricature, traduit la désorganisation de l'Église par les désordres internes de ses représentants (fig. 14). Ailleurs, le curé sacrifie aux convenances en adoptant des postures inappropriées, introduisant par exemple, sans pudeur, dans une de ses narines du tabac à priser. Les nonnes ont un caractère « hommasse » prononcé, les prêtres au contraire sont féminisés. L'animalisation (un des procédés les plus anciens de la caricature) en oiseau de nuit, ou la présence d'insectes autour du religieux marquent son caractère parasitaire (61). Il est alors associé à cette multitude grouillante dont on ne parvient pas à se débarrasser, argument hygiéniste fort répandu.
La caricature inverse les rôles. Elle véhicule une image du clergé exactement opposée à celle qu'il offre en général de lui-même, s'inscrivant dans ce qu'il est convenu d'appeler la figure du monde à l'envers (62). Le religieux se présente-t-il comme le symbole de la vertu ? Le voilà immoral, cupide et grossier. A-t-il l'habitude de prier le Christ ? Une charge le montre agenouillé devant un gendarme impérial, symbole de l'ordre injuste et de l'oppression des plus faibles.
L'image satirique fait subir à son ennemi tout le mal qu'elle lui souhaite. Elle traduit le nouveau rapport de forces qui s'est institué entre l'État et l'Église. Mais elle semble aussi avoir une fonction magique puissante, comme si la représentation infamante de l'adversaire pouvait affaiblir réellement ses capacités, comme on pouvait le penser par exemple au Moyen Âge (63). La caricature suscite l'orgueil des communards en démontrant l'efficacité de leurs mesures contre les religieux. L'image provoque une certaine jouissance chez le lecteur, qui voit son adversaire avili et devenu impuissant après avoir été le maître.
La caricature au service des insurgés
La Commune apparaît bien comme un « moment de conscience politique et révolutionnaire » du peuple parisien qui « redécouvre la liberté d'expression dont la rue est le principal théâtre» (64). La caricature reste certes déterminée par son caractère de production et de diffusions commerciales. En cela, elle n'est pas encore instrumentalisée par les organisations libres penseuses. Mais elle se démocratise. Elle s'adresse dorénavant au plus grand nombre, reflète la radicalisation de l'opinion et cultive une rhétorique qui s'éloigne de celle pratiquée par la caricature républicaine traditionnelle. Elle arbore une idéologie nettement antireligieuse, visant avant tout à engager les foules à se détourner définitivement du clergé catholique. Les cibles principales ne sont plus les figures quasi allégoriques et génériques du jésuite, du pape ou de l'évêque, symboles d'une Église politique par trop soumise au Vatican (fig. 15). Les stéréotypes se démocratisent. L'image de l'adversaire se cristallise autour du congréganiste, c'est-à-dire de celui que tout un chacun côtoie au quotidien, dans les hospices, dans la rue, dans les différentes institutions étatiques.
La caricature n'attaque plus une abstraction (les jésuites sont à peine 2 000 en France à la fin du XIXe siècle (65) mais bien la réalité tangible (le pays compte plus de 160 000 religieux en 1878 (66), celle que vise le décret du 2 avril 1871. Le jésuite ou la hiérarchie ecclésiastique d'avant la Commune n'étaient jamais présentés sous les traits de personnages triviaux ni montrés dans des postures dégradantes et grotesques. Au contraire, ils fonctionnaient comme des symboles « décorporéisés ». Après l'insurrection, le dessin satirique, en déclinant les différents travers physiques et moraux du clergé, en s'attaquant au corps même de l'homme d'Église, se fait antireligieux. Il suggère la nécessaire destruction du catholicisme et la disparition de ses desservants.
Il ne s'agit plus seulement de dénoncer l'immixtion politique de l'Église dans la vie de l'État. Désormais, l'image veut réduire à néant le respect qui peut encore entourer la soutane en sapant l'image de ces religieux que les représentations photographiques ou gravées figurent habituellement sous l'apparence d'effigies graves et pieuses, dévouées, touchées par la grâce et souvent marquées par les stigmates de la sainteté.
La rhétorique sexuelle s'inscrit sans doute aussi dans ce qui doit être compris comme la transgression d'un tabou social puissant, propre à susciter une certaine excitation par l'érotisme qu'elle comporte. En provoquant un rire libérateur, elle rend acceptable l'expression de fantasmes et la transgression symbolique de l'interdit. Les caricatures anticléricales dans leur dimension licencieuse induisent une véritable catharsis comique (67) et reflètent un véritable désir d'émancipation morale de la population.
Le mariage et la famille représentent, et pas seulement pour l'Église, une des institutions fondamentales de la société. Cette institution peut, à bien des égards, apparaître alors comme un véritable carcan. D'un autre côté, le vœu de chasteté est un des fondements même du catholicisme, donnant un caractère tout à fait spécifique à son clergé. La caricature prend de toute évidence le contre-pied du rigorisme religieux.
Comme le constatait l'historien catholique René Rémond, l'Église du XIXe siècle insiste avant tout sur les normes de conduites, sur ses commandements, sur le blasphème et les vertus individuelles, véhiculant le sentiment de faute inhérent à l'humanité depuis la « chute » originelle (68). Elle se fait sévère et contraignante, prêchant la souffrance contre la volupté.
L'image satirique se veut
autant pédagogique que propagandiste.
Elle éclaire les esprits.
L'anticléricalisme satirique s'intéresse donc aux mœurs du prêtre, comme pour mieux le discréditer en introduisant un élément ludique et émancipateur pour son lecteur, double thématique que l'on retrouve notamment dans le roman populaire de la même époque (69). La caricature de la Révolution française s'intéressait déjà aux pratiques sexuelles du clergé. Les dessinateurs montraient parfois des orgies, mais cherchaient surtout à fêter l'abandon des ordres religieux et le retour à la vie civile des défroqués.
Les propagandistes de la fin du XIXe siècle revendiqueront à leur tour le recours à l'argument moral et à l'utilisation de la caricature. Ces moyens leur semblent plus aptes à toucher les classes populaires, contrairement aux arguments théologiques voire juridiques (70). D'ailleurs, les historiens insistent, pour cette période, sur la coexistence de deux anticléricalismes. Le premier, porté par les élites républicaines et bourgeoises, soulève les contradictions des textes religieux, discute des rapports entre l'Église et l'État, voire l'Église et l'école, tout en reconnaissant souvent le caractère de « stabilisateur » social du clergé, notamment contre la montée du mouvement socialiste. Parallèlement s'exprime un anticléricalisme populaire qui véhicule un fort sentiment antireligieux. Il ne rechigne ni à utiliser la caricature et sa trivialité, ni non plus à recourir parfois à l'action directe. Il s'agit de s'émanciper de toute influence de l'Église et de la religion dans une optique de transformation sociale globale.
La caricature imagine également quelles seraient les conséquences des mesures envisagées par la Commune, si elles étaient totalement appliquées. Sous cet angle, l'image satirique se veut autant pédagogique que propagandiste. Elle éclaire les esprits, les aiguillonne, les encourage dans leur haine contre la religion.
Il faut néanmoins souligner que ce thème anticlérical de la caricature reste relativement secondaire dans la production générale de la période alors que le clergé formait la cible principale de la caricature révolutionnaire de 1789. Napoléon III, la Prusse, le gouvernement de Défense Nationale, Thiers et leurs alliés politiques cristallisent la grande majorité des charges. Sous la Commune, les questions militaires d'abord, sociales et quotidiennes ensuite polarisent les esprits.
Le traitement de la question religieuse par la caricature communaliste préfigure la propagande contre l'Église qui éclate dans les années 1880 mais aussi autour de 1905, deux périodes pendant lesquelles l'image satirique sous des formes très variées a joué un rôle propagandiste de premier plan (71). Dans la deuxième partie des années 1870, la caricature républicaine se focalise de nouveau sur l'Église politique au travers de la dénonciation presque exclusive du jésuite manipulateur et réactionnaire. Mais à partir de 1880, la Libre Pensée utilise à son tour l'image polémique dans une logique propagandiste. Elle vise alors le moine, le curé et la nonne, en soulignant de nouveau leurs travers comportementaux et moraux. L'image malmène également les dogmes, Ancien et Nouveau Testament (72), mais aussi les saints et la pratique cultuelle.
En devenant populaire et militante, la critique anticléricale glisse sur le terrain des mœurs, elle traduit une radicalisation. Cet angle d'attaque que porte haut la caricature, reflète l'esprit libertaire et athée qui prévaut dans les classes populaires avancées de la fin du XIXe siècle.
Mais l'action de la Commune contre l'Église, surestimée par la caricature, à défaut de la victoire définitive de l'insurrection elle-même sur les forces qui lui sont hostiles, permet surtout aux communards et à leurs soutiens de se sentir puissants et capables de « monter au ciel ». Pour ne pas trop voir ses faiblesses, la Commune s'encourage en multipliant les caricatures montrant l'affaiblissement de ses ennemis. Un « aveuglement » synonyme d'espoir en un monde nouveau et bien meilleur !
Guillaume Doizy - Article paru dans Gavroche, revue d'histoire populaire N° 152 octobre à décembre 2007
http://caricaturesetcaricature.com
Gavroche est une revue d'histoire populaire trimestrielle créée en 1981. La revue a cessé d'être publiée depuis le numéro 166 d'avril-juin 2011. La totalité de la revue Gavroche a été mise en ligne sur le site http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique263
Notes :
(1) Raimund Rütten dir., La Caricature entre République et Censure. L'imagerie satirique en France de 1830 à 1880, un discours de résistance?, Lyon, Presses universitaires, 1997,448 p.
(2) Bertrand Tillier, Napoléon III et la caricature en 1870 : Histoire d'une dissolution in Ridiculosa, n° 4, 1997, p. 10.
(3) Raymond Bachollet, La Charge in Le Collectionneur français, n° 290, juin 1991, pp. 5-8, n° 292, sept. 1991, pp. 5-8, n° 293, oct. 1991, pp. 5-8, n° 294, nov. 1991, n° 295, déc. 1991, pp. 10-12.
(4) Guillaume Doizy, Alfred Le Petit (1841- 1909), journaliste et dessinateur républicain engagé, au temps de Jules Vallès, Autour de Vallès n° 36, automne 2006 (à paraître).
(5) Alfred Le Petit, Malbroug s'en va-t-en guerre, La Charge n° 15, 23/7/1870.
(6) Bertrand Tillier, op. cit., p. 31.
(7) Alfred Le Petit, Le 4 septembre 1870, La Charge supplément n° 10, sd.
(8) Alfred Le Petit, Le décrotteur du roi Guillaume, La Charge Supplément n° 1, sd.
(9) Alfred Le Petit, Le poupon à la mère Guillaume, La Charge Supplément n° 9, sd.
(10) Jean Berleux, La Caricature politique en France pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune, Paris, Labitte, 1890, p. XII.
(11) Bertrand Tillier, Le siège et la Commune de Paris 1870-1871, Saint- Denis, Musée d'art et d'histoire, 2002, p. 31.
(12) E. Money, La littérature de colportage sous la Commune in Revue de France, octobre-décembre 1872, p. 75.
(13) Alfred Rastoul, L'Église de Dillet, 1871, p. 20 et 21.
(14) Jacqueline Lalouette, La Séparation des Églises et de l'État. Genèse et développement d'une idée 1789- 1905, Paris, Seuil - UH, 2005, 450 p.
(15) Georges Weill, Histoire de l'idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette Pluriel, 2004, [réédition de 1929], p. 245.
(16) Gambetta s'oppose d'ailleurs au zèle anticlérical du préfet des Bouches-du-Rhône qui, en octobre 1870, dissout des communautés jésuites et de missionnaires de Marseille en en envoyant certains en prison. Le préfet Esquiros est remplacé et les détenus religieux élargis.
(17) Dalotel, Faure, Freiermuth, Aux origines de la Commune, le mouvement des réunions publiques à Paris, 1868-1870, Paris, Maspéro, 1980, p. 200.
(18) Pierre Pierrard, L'Église et les ouvriers en France 1840-1940, Paris, Hachette, 1991, p. 255.
(19) Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France, 1848-1940, Paris, Albin Michel Bibliothèque de l'évolution de l'humanité, 2001, p. 40.
(20) Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, avant-propos de Jean Maitron, Paris, éd. de la Découverte, 1990, p. 248.
(21) cités par Pierre Pierrard, op. cit., p. 265.
(22) Le Cri du peuple, 21 avril 1871.
(23) Auguste Vidieu, Histoire de la Commune de Paris en 1871, Paris, Dentu, 1876, p. 218.
(24) Le Mot d'ordre, 14 avril 1871.
(25) Alfred Rastoul, op. cit., p. 298.
(26) Journal officiel, 8 avril 1871.
(27) Dupendant, Travail et progrès.
(28) Journal officiel, 12 mai 1871.
(29) Dix-huit otages religieux auraient été fusillés d'après le très anticommunard François Bournand, Le Clergé pendant la Commune, 1871, Paris, Torla, 1892, p. 352.
(30) Henri Xiat (Nérac), Les indispensables. Le corset, n° 2.
(31) Le Mot d'ordre, 2 mai 1871.
(32) Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, E. Dentu, 1896, p. 233.
(33) Raconté par Auguste Vidieu, op. cit, p. 219.
(34) Karl Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 42.
(35) Christopher Clarck, Wolfram Kaiser, Culture Wars : Secular-Catholic Conflict in Nineteenth Century Europe, Cambridge; New York, Cambridge. University Press, 2003, p. 71.
(36) Belloguet, La Borne-réaction, octobre 1871.
(37) André Gill, « Le paradis perdu », L'Eclipse n° 128, 26/6/1870.
(38) Alfred Le Petit, « La résurrection », La Charge n° 23, 17/9/1870.
(39) Voir les premiers paragraphes de notre article : « De la caricature anticléricale à la farce biblique », Archives de sciences sociales des religions n° 134, avril- juin 2006, p. 63-91.
(40) Esch, « Les sept péchés capitaux ».
(41) Moloch, sans titre, n° 25, « Mon cher monsieur... ».
(42) Coindre, « Douceur évangélique de l'éducation congréganiste », (Musée satirique n° 3).
(43) La pornographie politique satirique en images n'est pas une spécialité anticléricale. Elle se déchaîne alors principalement contre Napoléon III et ses soutiens.
(44) Anonyme, « Galerie érotique » n° 1.
(45) Klenck, signé « un athée », « Le calotinoscope » n° 2, 1er juin 1871, dessin original.
(46) Moloch, n° 19, « Restez, ma chère fille... ».
(47) Moloch, n° 18, « Mes chères filles... ».
(48) Georges Pilotell, « Les amours des prêtres », n° 1, signé et daté du 13/5/1871.
(49) Anonyme, « Nos bons curés ».
(50) Paul Klenck, « Notre St Père le Pape », série La Calotte no 3.
(51) Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, éd. ouvrières, 1971, TVIII, 1864-1871, p. 188.
(52) Georges Pilotell, Avant, pendant et après la Commune, Londres, Delâtre, 1879, [rééd. avec une présentation de Charles Feld, Paris, Cercle d'Art, 1969].
(53) E. Money, « La caricature sous la Commune » in Revue de France, avril-juin 1872, p. 42.
(54) Georges Pilotell, « Incendie de Sodome (1871) », Avant, pendant et après la Commune, 1879.
(55) Le Mot d'ordre, 1er avril 1871.
(56) Le Mot d'ordre, 21 avril 1871.
(57) Dupendant, « Engagements », n° 6.
(58) Dupendant, « Mon cher Veuillot... », n° 3.
(59) Dupendant, « La Balançoire », n° 2.
(60) Laurent Baridon, Marial Guedron, Homme-animal, Histoires d'un face à face, Strasbourg, Les musées de Strasbourg, Adam Biro, 2004, p. 27.
(61) Moloch, « Actualité », « Simple projet de... ».
(62) Frédérick Tristan, Le Monde à l'envers, anthologie, album-étude, Paris, Hachette, 1980, 182 p.
(63) Ernst Kris, Psychanalyse de l'Art, Paris, Puf, 1978, p. 236.
(64) Bertrand Tillier, Le siège et la Commune de Paris 1870-1871, Saint- Denis, Musée d'art et d'his- toire, 2002, p. 31.
(65) Jean Lacouture, Jésuites, Paris, Seuil, 1992, p. 159.
(66) Christian Sorrel, La République contre les congrégations, histoire d'une passion française, 1899-1914, Paris, Cerf, 2003, p. 13.
(67) Jacques Morel, Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVIIe siècle, Paris, kliencksiekc, 1991, p. 259.
(68) René Rémond, Le Nouvel antichristianisme: entretiens avec Marc Leboucher, Paris, Desclée de Brouwer, 2006, p. 35.
(69) Laurence Ville, L'anticléricalisme dans le roman populaire à la fin du 19e siècle, 1991, 239 p.. [Mémoire de DEA sous la direction de M. Viallet, Grenoble, IEP].
(70) John Grand-Carteret, Contre Rome, la bataille anticléricale en Europe, Paris, Michaud L., 1906, p. 267-302.
(71) Guillaume Doizy, « Une revue anticléricale : Les Corbeaux » in Gavroche, revue d'histoire populaire, n° 140, mars-avril 2005, p. 8- 13.
(72) Guillaume Doizy, Et Dieu créa le rire, Satires et caricatures de la Bible, éd. Alternatives, 2006.